chapitre 5

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Chapitre 5

Normalement, David aurait dû bénéficier d'un rapatriement plus rapide, puisque sa démobilisation avait été accélérée sur demande. Malgré cela, son retour avait pris une éternité. Après un débriefing à For Shelby , en Alabama, on l'avait enfin renvoyé chez lui et , à présent, il se sentait déplacé dans l'avion commercial qui le ramenait à Newark , déconnecté du monde civil après tous ces mois de service militaire. Bon nombre de soldats se trouvaient à bord. Depuis le décollage, ils n'avaient pas cessé de bavarder à tort et à travers, survoltés par la perspective de réintégrer la vie civile.

David était assise dans une rangée au niveau d'une sortie de secours ,entre deux autres soldats - une fille qui n'avait pas encore soufflé sa vingt et unième bougies,  et un type d'une trentaine d'années qui  n'avais pas arrêté une seconde de boire et de parler. Ses deux principales préoccupations étaient le goût de la bière et sa copine Rhonda.
- Je ne sais pas pourquoi je suis aussi excité, avoua-t-il . On a échangé un tas de Skype et e-mails , donc ce n'est pas comme si on était restés sans contact , non.... Mais c'est le fait de la revoir , je crois. Rien ne vaut le face-à-face avec la personne, hein ?
- Tout à fait, répondit la jeune fille . Et d'ailleurs , ça me fait bien plaisir . C'est vrai, quoi,  la technologie ne peut quand même pas tout remplacer !
David feuilletait un vieux numéro du star-Ledger du new jersey. Meurtres perpétrés par des gangs , comptes rendus sportifs , informations locales.... Sont oeil fut attiré par un titre concernant le bureau du procureur. Il parcourut l'article qui portait sur la corruption parmi les policiers de l'Etat . L'un des procureurs mentionnées n'était autres que Tyrone Kennedy, le père de Florence, la dernière personne avec qui il avait sympathisé en Afghanistan .
- Et vous, chef ? lui demanda le soldat. Vous avez une famille qui vous attend au pays ? une femme et des enfants ?
David fit non de la tête avec un léger sourire .
- Pas encore.
- Intéressant , comme réponse, remarqua la jeune fille. C'est donc quelque chose que vous comptez mettre à l'ordre du jour ?
David se mit à rire.
- Je n'y avait jamais pensé comme ça , mais oui . Peut-être. Quand on passe autant de temps en zone de guerre, on prend conscience que ... ça aide à tenir le coup .
- C'est parfois la seule chose, approuva-t-elle. La seule chose qui vous sauve.

Cette fille avait raison. Le lien familial était une force puissante , invisible , qui alimentait la volonté de survivre . Il avait vu des soldats blessés tenir la mort en échec par leur seule détermination. Il arrivait qu'un visage aimé posséde un pouvoir de guérison plus grand que toute une équipe de chirurgiens .
L'amateur de bière renchérit:
- C'est bien vrai. Le seul point positif de la guerre , c'est qu'on apprécie la vie à sa juste valeur. Parce qu'il n'y a rien d'aussi pourri que de bivouaquer dans le désert en plein hiver .
- Ça, tu n'en sais rien ! Lança un autre soldat en se retournant sur son siège. Tu ne connais pas ma femme !
- Ça y est, maintenant j'ai peur, répliqua David.
Il plaisantait , de même que le soldat. Jusqu'ici, il avait accompli le parcours de tout Seidel qui se respecte. Il avait fait de bonne études, appris un métier utile et servi son pays . Le reste viendrait tout seul , sans doute ; il n'aurait pas à le chercher particulièrement. 
David aimait les femmes.
Il sortait beaucoup. Mais ils n'avait pas encore rencontré celle qui lui aurait donné  envie de se marier et d'avoir des enfants. Sa dernière liaison s'était achevée juste avant qu'il ne s'enrôle , d'une façon lamentable . Elle s'était lentement désagrégée, sans explosion de sentiments, mais minée par quelque chose d'encore plus dévastateur, peut-être: la déception . Peu à peu , il s'était rendu compte de l'erreur monumentale qu'il avait commise en se persuadant qu'il etait amoureux alors qu'il n'en était rien.
《 Par expérience , lui avais dit grand-père, je peux t'affirmer que l'amour arrive toujours quand on l'attend le moins. Parfois, ça tombe mal. Alors ce qu'il faut, c'est rester prêt à toute éventualité, tout le temps.》
C'est ce qu'il avait essayé de faire. Avant de partir à l'étranger, il était sorti avec beaucoup de filles. Il avait pris du bon temps. Il s'était éclatés au lit, parfois jusqu'à éprouver une brève émotion qu'il confondait avec l'amour . Mais ça ne durait jamais . Sans quelqu'un avec qui tout partager, l'avenir n'était qu'une interminable succession de jours.
Lui, ils voulait plus que cela . Il avait besoin d'autre chose. Cette soudaine lucidité lui était venue lors de la dernière mission d'évacuation .
Il s'était juré alors de se bâtir une vie pleine de sens, au lieu d'attendre que la vie vienne à lui. L'avion atterrit à Newark. Les civils sortirent précipitamment leur téléphone portable et les soldats bondirent de leur siège en empoignant leur barda avant l'ultime bousculade vers la passerelle . Derrière le check-point de l'aéroport une foule de famille attendait. Il y avait là des femmes accompagnées d'enfants agrippés à elles , des épouses brandissaient des pancartes manuscrites, des parents, des frères et des soeurs. Derrière les bouquets de fleurs et de ballons de baudruche, leurs visages rayonnaient . Deux chiens avaient réussi à entrer en douce dans l'aéroport.
Les soldats de retour furent accueillis par un déferlement d'affection . Pris d'assaut par leurs proches éperdus de bonheur, nombre d'entre eux disparaissaient littéralement sous les embrassades. Les larmes coulaient sur les visages, des rires fusaient, les flashes d'appareils photo crépitaient de partout. Spontanément , les personnes qui assistaient à la scène se mirent à applaudir .
David contourna la foule ivre de joie , tenant d'un bras son sac de paquetage en équilibre sur l'épaule. La vue de ses camarades accueillis par un tel  débordement d'amour suffisait à le remplir de satisfaction . Ces soldats l'avaient bien mérité. Après avoir combattu , saigner, pleuré , ils avaient enfin gagné le droit de rentrer dans leur famille .
Bien sûr , tous n'étaient pas promis à un bonheur sans nuages , il aurait fallu être naïf pour le croire . Assurément, ils devraient affronter des épreuves ,des déceptions et des revers , comme tout le monde. Mais pas maintenant. Pas aujourd'hui .
Laissant derrière lui la grande fête des retrouvailles , il chercha dans la foule le visage de sa mère, s'efforçant de ne pas laisser transparaître trop d'impatience ni d'amertume.
Mais quand même ! Cela faisait un secret moment qu'ils étaient parti , assez longtemps pour commencer à songer a elle tendresse et se remémorer le bon temps .
En retrait de toute cette agitation , un petit groupe attendez sous un panneau portant l'inscription 《 bienvenue à tous les soldats 》. C'était apparemment une association de citoyens se proposant de fournir un accueil chaleureux à tout soldat rentrent en pays , en particulier à ceux qui, pour une raison ou une autre , n'étaient attendus par personne à l'aéroport. Pensaient-ils vraiment qu'un militaire viendrait les trouver ? Ils auraient tout aussi bien pu brandir des pancartes  《 comité d'accueil pour pauvre type 》! Mais , à sa grande surprise, un gaillard baraqué aux barrettes de sergent s'approcha du petit petit groupe. Timidement d'abord, son air gêné d'étonnant avec sa carrure de costaud. Repéré par un membre de l'association, il fut immédiatement entouré de démonstrations de sympathie. Après cela , plusieurs soldats s'approcherent , certains presque furtivement, mais très vite ravis de pouvoir serrer une main et d'échanger quelques paroles amicales.
《 Nécessité fait loi , je suppose...》, songea David en continuant son chemin parmi tous ces inconnus. Après tout , la notion de famille recouvrait des sens différents selon les personnes.
Quoique, pour d'autres , rectifia-t-il mentalement en apercevant une pancarte à son nom , ça ne veuille pas dire grand chose.
《 D. SEIDEL 》, lut-il sur l'écriteau brandi par un inconnu en uniforme, gants blancs et casquette rayée. Il arborait un badge Royal Limo Service.
Génial. Sa mère avait loué les services d'un chauffeur pour venir le récupérer à l'aéroport. Son cœur se serra , mais il se fustigea aussitôt. 《 A quoi t'attendais-tu d'autre , imbéciles ? 》
- C'est moi , dit-il au chauffeur de limousine en le gratifiant d'une brève poignée de main. David Seidel.
- Bienvenue à New-York, monsieur, répondit l'homme avec un léger accent . Je m'appelle Pinto . Puis-je vous débarrasser de votre sac ?
- Oui , merci .
David lui tendit son sac de paquetage.
- L'aire des bagages est par ici , indiqua Pinto . Votre vol s'est bien passé ?
- Très bien , oui .
- Et d'où arrivez-vous comme ça ?
- D'Afghanistan, de la partie orientale du pays, via Mobile , Alabama.
Pinto émit un petit sifflement.
- D'accord, vous étiez en zone de guerre.
Le chauffeur posa le sac de paquetage et lui serra la main .
- Content que tu sois rentré, mon ami
- oui , moi aussi ...
Bêtement, cette poignée de main lui causa un plaisir exagéré.
Le véhicule était en fait un modèle de ville , constata-t-il avec soulagement. Tant mieux, une limousine démesurément longue aurait pu paraître ostentatoire. Il se glissa à l'intérieur. Le revêtement des sièges en cuir peau de pêche émit un soupir sous son poids. Il attacha sa ceinture. A l'évidence, sa mère avait exigé un véhicule équipé de toute options VIP . Il y avait tout un assortiment de service : des boissons et de la glace, des amuse-bouches , des pastilles de menthe , un téléphone à l'usage du client.
Il le decrocha et composa le numéro de sa mère.
- Résidence de Mme Talmadge , répondit son assistante.
- David a l'appareil. Pourrais-je parler à ma mère ?
- Veuillez patienter un instant, je vous prie .
- David mon chérie ! S'écria sa mère avec des trémolos de ravissement dans la voix. Où es-tu ?
- Dans la voiture qui me ramène de l'aéroport.
-  Elle te convient, j'espère ? J'ai demandé à l'agence qu'on t'envoie la meilleure limousine.
- Oh, tout à fait, elle est géniale.
- Tu n'imagines pas le soulagement que j'éprouve à te savoir rentré ! J'ai failli devenir folle d'inquiétude.
Évidemment. Sachant son fils au front, la réaction de sa mère n'avait rien d'étonnant. Pour une mère, il était naturel, et même normal, d'être inquiète.
- Merci répond-il ,touché.
- Enfin, à quoi pensait-il ? enchaîna-t-elle précipitamment . Je n'ai pas fermé l'œil depuis qu'il nous a annoncé son intention de partir dans les Catskills retrouver son frère qu'il n'a pas revu depuis une éternité . -Ah d'accord ... grand-père . C'est lui qui inquiète.
- Parce qu'il ne me inquiète pas, peut-être ? - Si ,si , bien sûr . Écoute , ça circule assez bien sur la route. Je devrais arriver bientôt. On pourrait en reparler à ce moment-là ?
- Oui , certainement. Pour le dîner, je demanderai un menu composé de tout tes plats préférés !
- Oh , super , merci .
Elle hésita .
- David ....
- Oui  ?
- Rafraichis-moi la mémoire. Quels sont tes plats préférés, déjà ?
Là , il éclata de rire . C'était la seule chose à faire. Et lui qui croyait à une sincère démonstration de tendresse de sa part ! A une touchante attention !
-Oh, ne t'en fais pas, répliqua-t-il. Du moment que ça n'est pas servi dans un plateau compartimenté en métal, ça m'ira très bien.
Il poursuivit sa traversée de Manhattan dans un silence divin, confortablement calé contre l'appuie-tête. Dans le fond, il avait de la chance d'avoir une telle mère. Sans rire. Il tirait autant d'enseignements de son mauvais exemple que les enfants dotés d'une bonne mère.
Winifred Lamprey Seidel Talmadge était une créature de sa propre invention. Issue d'un milieu trop humble à son goût, elle s'était créé de toutes pièces un nouveau personnage.
Peu de gens savaient qu'elle avait grandi dans un quartier minable de Flatbush , dans un appartement aux cloisons fines comme du papier, au-dessus du mont-de-piété que tenait ses parents. Très tôt, elle avait appris à souffrir de ses origines modestes , et cette honte , avait-elle expliqué à son fils intrigué , était devenue le moteur de son ambition suprême : s'élever au-dessus de sa condition. Elle avait étudié les manières de la haute société. Elle s'était entraînée à acquérir l'accent ultrasophistiqué que seule confère une éducation en pensionnat : elle s'exprimait d'une voix légèrement nasale, avec une diction irréprochable. Elle avait observé la façon de s'habiller, de manger et de se comporter des gens riches . Elle avait totalement gommé sa véritable personnalité.
Puis elle avait enterrer le passé , insistant pour qu'on l'appelle 《 Winifred 》au lieu de 《 Wanda  》. Elle se délectait de romans situés dans les sphères d'une élite raffinée. Au lycée, elle s'était fixé comme objectif d'intégrer l'université de Vassar 
- pas pour l'enseignement qu'on y dispensait, mais en raison de sa traditionnelle affiliation sociale avec Yale. Son but étant d'épouser un homme issu de la prestigieuse université, Vassar se posait en passage obligé . Avec toute la volonté et l'acharnement d'une boursière méritante , elle avait constitué son dossier de candidature, sachant qu'elle devrait travailler deux fois plus que les filles  privilégiées issue d'établissements privés. Et elle avait réussi, décrochants du même coup plusieurs bourses lucrative . Quelle détermination! S'était émerveillés ses professeurs . Quelle discipline ! Nul doute que son parcours seraient extraordinaire.

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