chapitre 12

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Chapitre 12
Avalon , compté d'Ulster , État de New-York
Été 1945.

Au Camp Kioga, le jour des arrivées était toujours empreint d'une certaine effervescence. Laura Gordon tenait le compte à rebours, barrant d'une croix chaque jour qui passait sur le calendrier accroché au mur . Bien sûr, cette année, tout était différent , à bien des égards, et certainement pas en mieux.
Stuart était mort depuis presque un an. Il ne serait plus jamais là pour donner un coup de main, taquiner tout le monde et transformer les corvées en amusement.
Plus jamais on ne l'entendrait siffler faux en tendant les pelouses du domaine, en refaisant à la chaux blanche les lignes des courts de tennis, en tendant les filets de volley ou en réparant les couchettes .
Maman non plus n'était plus là. Anéantie par le double choc de la mort de Stuart et la mise en quarantaine précipité du camp, pour cause de Polio. Quelque chose s'était brisé en elle, quelque chose qui avait changée au point qu'elle ne ressemblait plus du tout à maman.
Avant d'apprendre la mort de Stuart, elle chantait devant la fenêtre de la cuisine, au-dessus de l'évier , heureuse de contempler la pelouse luxuriante et la route en terre battue qui menait à la maison.
Mais depuis qu'une voiture du gouvernement avait emprunté ce chemin pour leur apporter la terrible nouvelle, maman n'était plus la même . Son attitude était bizarre ; elle regardait toujours par la fenêtre, mais elle ne chantait plus . Parfois, elle lavait et relavait à l'infini le même saladier ou le même verre à orangeade , jusqu'à ce que Laura ou son père s'en aperçoive et la prenne par la main pour la conduire vers le sofa ou la balancelle de la véranda.
Personne ne parlait beaucoup, on disait juste que maman était très triste et très silencieuse, mais plus le temps passait et plus son état empirait. Une nuit , Laura avait été réveillée par un bruit sourd et monotone . Frrr, frrr, frrr. Elle était descendue et avait trouvé sa mère, coiffée d'un fichu, en train de balayer méthodiquement la véranda. Il faisait nuit noire.
Epouvantée par l'étrange comportement de sa mère, elle s'était approchée avec douceur.
- Maman ? On est en pleine nuit , tu sais ?
- Oui , oui , avait répondu sa mère d'un air absent.
Sans lui accorder un seul regard . De toute façon, depuis les obsèques de Stuart, elle ne la regardait plus vraiment.
- Maman, tu devrais rentrer.
Elle avait fixé Laura sans la voir et une petite flaque s'était formé sous elle.
- Oh ! Avait-elle simplement dit .
- Maman ! Tu ... euh ... oh , mon dieu , maman ! Je crois que tu t'es , oubliée, avait balbutié Laura, mortifiée.
Quelques jours après, son père l'avait prise à part pour lui dire que maman souffrait d'une 《 dépression nerveuse 》et qu'elle devait aller passer quelque temps dans un 《 sanatorium 》. Là, entourée de médecins et d'infirmières , elle serait à même de se rétablir.
Et en effet , au fil des semaines et des mois , maman se remettait petit à petit. Tous les dimanches après-midi, Laura et son père allaient lui rendre visite à la clinique de Poughkeepsie. Elle ne chantait plus comme avant, elle ne jouait plus de piano, mais elle était redevenue capable de s'habiller, de se coiffer et de soutenir une conversation.
A plusieurs reprises, elle avait tenté de revenir à Avalon, mais l'épreuve s'était avérée trop pénible pour elle. Au bout du compte, il avait été décidé qu'elle irait vivre chez sa sœur, à New Haven .
Laura s'efforçait de ne pas s'apitoyer sur son sort , mais des fois , c'était plus fort qu'elle. Quand le cafard la prenait, elle partait faire du canoë, explorant pendant des heures les endroits secrets aux confins du lac bordé par la forêt.
Malgré les soucis, un sentiment irrépressible poussait Laura à attendre l'été à venir avec impatience. Certains jours , elle en oubliait même sa mère, ce qui l'emplissait de culpabilité. Quand elle en faisait l'aveu à son père, il la serrait dans ses bras en disant :
- Tu dois vivre ta vie, Laura. C'est parfois la seule chose à faire, vivre sa vie . Allons , tu vas m'aider à hisser le drapeau du camp afin de marquer l'ouverture de la saison.
En tant qu'hôtes , ils n'étaient pas censés faire de favoritisme, mais elle ne pouvait s'empêcher d'avoir certaines préférences parmi les résidents. L'an dernier, les frères Seidel, Frédéric et Claude, étaient de loin ses chouchous , aussi avait-elle été folle de joie en apprenant qu'ils revenaient cet été. Elle avait tant aimé leurs jeux et leurs aventures, comme les trois mousquetaires à l'assaut du vaste monde, chacun veillant sur les autres. Elle était tout excitée à l'idée de les revoir .
- Tu sais , papa , je me suis fait beaucoup de souci. Pour Frédéric.
Son père hocha la tête.
- Tout le monde était très inquiet. Mais s'il était mort de la Polio, nous l'aurions su , je pense.
Elle mit toute son énergie à hisser le drapeau au moyen de la poulie.
- il me tarde de le voir ! Je suis si contente qu'il soit guéri !
- Tu sais, Laura , il ne sera peut-être pas tout à fait....
Il fut interrompu par la cloche du camp et tous deux se hâtèrent d'aller offrir aux résidents un accueil dans la plus pure tradition du Camp Kioga. Les gens arrivaient dans des cars gigantesques . Plus personne ne prenait sa voiture, même les gens les plus riches, à cause du rationnement de carburant.
Se sentant déjà adulte du haut de ses douze ans , Laura arborait une marinière toute neuve . Elle s'était fait des anglaises et Mme Romano , la cuisinière en chef , l'avait comparée à Shirley Temple . Toute la journée, elle avait fait de gros efforts pour ne pas se tâcher.
Elle accueillit les résidents - nouveaux venus et habitués de longue date - en compagnie de son père et du reste du personnel. Quand on lui demandait des nouvelles de sa mère, elle debitait la phrase qu'elle s'était inlassablement entraînée à dire sans pleurer : 《 maman passe l'été chez sa sœur, dans le Connecticut. 》
Elle parvint même à sourire à Violetta Winslow , une affreuse snobinarde qui disait toujours du mal de tout le monde. Mme Winslow se déclara satisfaite de voir que l'extérieur des chalets avait été repeint , mais... l'intérieur, avait-il aussi été rénové ?
- Je suis sûre que vous trouverez tout à votre goût, affrima Laura.
Elle mourait d'impatience de voir Claude et Frédéric sortir du bus . L'attente était presque insupportable. Seraient-ils les derniers à descendre ? Ce n'était pas juste de la faire languir . Non , vraiment pas juste.
Cet été, elle avait de grands projets pour leur trio. Elle voulait trouver la source des chutes de Meerskill, la cataracte qui dégringolait d'une hauteur vertigineuse, à l'aplomb du lac des Saules. Elle voulait nager jusqu'au fond de la partie la plus profonde du lac. Elle voulait traverser les rapides du torrent et escalader les rochers de la gorge.
Une femme élancée, vêtue d'un élégant bain de soleil, émergea du bus . Son foulard rouge et ses lunettes noires lui donnaient de faux airs de Lana Turner . Se pouvait-il que ce soit .... ?
Oui . C'était bien Mme Seidel, aucun doute là-dessus. Enfin, ses résidents préférés étaient arrivés ! Claude bondit hors du bus . Qu'est-ce qu'il avait grandi ! Il était beau comme un dieu. Laura se fraya un passage parmi les clients regroupés devant le camp. Ils avaient tellement de choses à se raconter, tellement de ....
M.Seidel descendit du bus à son tour , sa manche vide épinglée sur l'épaule. Il se tourna pour parler à quelqu'un derrière lui , et un employé solidement charpenté apparut , portant Frédéric dans ses bras.
Laura s'interrompit dans son élan , la gorge nouée d'une terrible appréhension. Pourquoi devait-on porter Frédéric pour le faire descendre du bus ?
Mais elle connaissait la réponse. Elle refusait d'y croire, mais elle savait. Clouée sur place, elle regarda l'employé du camp ouvrir le pliant qu'il avait apporté. Non , c'était pas un pliant, mais... un fauteuil roulant.
C'était la première fois qu'elle en voyait un de si près. Fascinée, elle ne pouvait détacher ses yeux de l'employé. Celui-ci se baissa pour déposer Frédéric sur le siège.
Frédéric n'avait pas l'air très en forme. Pâle et amaigri, il regardait droit devant lui , sans sourire, tandis que son père se mettait à genou afin d'ajuster le repose-pieds du fauteuil. Son visage était vide de toute expression, mais même de loin , on voyait qu'il avait le regard hanté.
Une infime partie d'elle-même eut envie de prendre ses jambes à son cou , pétrie de honte et de terreur . Comment se comportait-on dans de telles circonstances ?
Mais il était trop tard pour se cacher, aussi elle continua d'avancer et s'approcha de la famille Seidel.
- Bienvenue au camp !
Elle fut récompensée par un sourire ravi de la part de Claude. Elle croisa également le regard de Frédéric, mais ne vit pas la plus petite trace de plaisir sur sa mine orageuse .
- Je ne mettais pas rendu compte que tu étais...
- Vas-y , dit le ! Coupa Frédéric d'un ton agressif. Infirme ! Je suis infirme .
- Non , j'allais dire que je ne m'étais pas rendu compte que tu étais sur le point d'arriver avant que papa ne me le dise , hier.
Elle ajouta abruptement :
- Tu sais , je suis bien contente que tu ne sois pas mort de la Polio.
- Eh bien , nous sommes deux .
Laura fut frappée par une inspiration subite : elle savait quelle contenance adopter avec Frédéric. Il ne fallait pas faire comme si tout était normal, comme si ses problèmes n'existaient pas . Ce serait une erreur.
Après la mort de Stuart, les gens lui disaient des trucs du genre 《 Désormais, il est auprès du seigneur 》, ou 《 Il est mort pour de noble cause 》, mais ces paroles bien intentionnées ne lui étaient d'aucun réconfort. Et puis , il y avait aussi certaines personnes qui n'acceptaient pas de reconnaître que quelque clochait dans le comportement de sa mère. Comme s'il était normal qu'une femme reste deux jours d'affilée à fixer le vide , immobile comme une statue ! On l'avait internée dans une clinique spécialisée, et à sa sortie, elle avait annoncé à son mari et à sa fille qu'elle ne pouvait plus revenir vivre avec eux . Mais rien n'y faisait : ces gens-là continuaient à prétendre qu'il n'y avait rien d'étrange là-dedans.
Et d'une certaine manière, faire comme si tout allait bien était plus pénible à vivre que de prendre les problèmes à bras-le-corps.
Laura, elle , avait envie qu'on s'aperçoive de son chagrin et de sa confusion au quotidien. Elle voulait qu'on compatisse à l'horreur de sa situation, même si cela signifiait pour elle d'admettre l'absence de solution pour l'avenir. Mais peut-être, alors , parviendrait-elle à se convaincre que , quoi qu'il advienne, la vie valait quand même la peine d'être vécue.
Non, elle n'allait pas faire semblant avec Frédéric. Il lui était arrivé une chose épouvantable et elle lui devait la franchise, c'était bien le minimum.
- Bienvenue au camp Kioga, dit-elle aux frères Seidel. Nous avons fait quelques petits changements. J'ai hâte de vous les montrer. Allez , venez !
Aussitôt, Claude lui emboîta le pas tandis que les autres restaient immobiles. Laura se retourna.
- Frédéric, tu viens ?
Il la fixa d'un regard empli de rage contenue, comme s'il l'a soupçonnait de se moquer de lui .
- Fais donc visiter mon frère. Moi , je ne peux aller nulle part sans qu'on me pousse , au cas où tu ne l'aurais pas remarqué. Je vais directement au chalet .
Il s'écoula un silence chargé de tension et de défi. Laura voyait au-delà de la colère de Frédéric, car durant la période qui avait suivi la mort de Stuart, elle avait appris une chose : la colère servait aux gens à dissimuler leur tristesse. Cependant, ils avaient toujours envie que quelqu'un leur arrache ce masque.
- Allez , Frédéric... Dans les chalets , il n'y a rien à faire , à part lire et écouter la radio pendant que les parents jacassent comme des pies .
- De toute façon, je ne peux rien faire d'autre .
- Tu as des yeux pour voir , non ?
- Oui , mais ....
- Alors, viens. On a un nouveau plongeoir . Je peux pousser ton fauteuil ?
- Non !
- Moi , je peux , intervint Claude.
Et il empoigna fermement les poignées du fauteuil roulant.

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