Chapitre 18
Pour les Seidel, cet été se teintait d'une nostalgie douce-amère. C'était sans doute la dernière fois qu'ils passaient leurs vacances en famille au Camp Kioga. L'année prochaine, à la même époque, Frédéric serait diplômé de Yale. Il s'embarquerait alors pour le Grand Voyage, la récompense marquant la fin de ses études. En effet, il était de tradition que les jeunes gens de bonne famille passent les six semaines suivant l'obtention de leur diplôme à visiter l'Europe et ses principales capitales.
En son for intérieur, Frédéric attendait la fin de l'été avec impatience. Croiser Laura tous les jours lui était pénible, d'autant qu'il n'ignorait pas qu'elle avait une aventure en cachette avec Claude. Il devait se forcer à détourner son regard d'elle, et seule la certitude que l'ardeur de son frère retomberait avec l'arrivée de l'automne le consolait un peu.
L'été s'acheva enfin, le camp organisait toute une série de festivités de clôture : compétitions sportives, fêtes, régates, ainsi qu'une soirée passée à chanter sur le rivage autour d'un feu de camp.
Les Seidel participèrent à une ultime compétition de voile au crépuscule. Le vent était faible, mais personne n'aurait songé à s'en plaindre. Ce soir-là, l'objectif n'était pas de faire de la vitesse, mais plutôt de s'approprier la splendeur du lac et de ses collines boisées, afin de garder au cœur un fragment d'été en prévision de l'hiver.
- Parfois, je me demande l'effet que ça fait de vivre dans un bled aussi paumé qu'Avalon, dit Claude. Ça ne me déplairait pas , je pense.
- Sottises ! Rétorqua son père. Avant les premières gelées, tu serais déjà mort d'ennui.
- Je n'en sais rien.
- Eh bien, moi, je le sais. Mes fils sont faits pour être des hommes du monde.
- Si tu le dis. Père, acquiesça Frédéric, rien que pour avoir la paix.
A la vérité, lui non plus ne voulait pas d'un tel destin. Il rêvait de New-York, Paris, Shanghai... Tokyo, même - cette ville détruit par les bombardements et qui, depuis sa reconstruction, était devenue l'une des capitales les plus modernes de la planète. Il avait envie de voir du pays et de faire des rencontres, d'écrire sur les grands sujets d'actualité.
Sa mère se tamponna les yeux.
- Nous avons vraiment passé des moments merveilleux, ici .
Frédéric ne put s'empêcher d'ironiser :
- Ah oui ! Comme l'été où j'ai eu la polio, pour le coup, c'était vraiment merveilleux !
- Ce n'est pas drôle, répliqua Claude. Personne n'est à l'abri de ce genre de chose ; ça peut te tomber dessus n'importe où.
Parkhurst Seidel tapota l'épaule de sa femme.
- Allons, allons, mon petit. Nous reviendrons.
- Sans doute, oui ... mais plus jamais comme ça. Plus jamais en famille, tous les quatre. Moi et mes trois hommes adorés.
- Ce sera encore mieux ! Un jour prochain, Frédéric et Claude se marieront ; ils nous amènerons leur épouse et éventuellement, leurs propres enfants.
- Theodosia soupira et posa la tête sur l'épaule de son mari.
- Vous entendez votre père, les garçons ? Vous avez des devoirs envers votre famille.
Les deux frères éclatèrent de rire, tout en sachant que leur mère n'était pas loin de la vérité.
Finalement, il fallut se résoudre à dire adieu au Camp Kioga. Ils sortirent leurs bagages du bungalow et entreprient de faire un dernier tour du domaine. Frédéric se sentait vaguement nauséeux. Un pressentiment inexplicable lui soufflait que jamais il n'y reviendrait , en dépit du discours de sa mère sur les générations futures.
Déjà, les employés du camp avaient investi les cottages pour les mettre en ordre avant la fermeture annuelle. Frédéric chercha Laura du regard mais ne l'a vit pas. Peut-être Claude et elle se disaient-ils au revoir dans l'intimité... il chassa cette idée de son esprit. Cela ne le regardait pas .
L'été était fini, fini .
Lorsque leurs affaires furent toutes chargées dans la Desoto, Claude arriva d'un pas bondissant et fourra dans le coffre son sac de marin avachi . Sa joue était marquée d'un soupçons de rouge à lèvres, de la subtile teinte corail qu'aimait à porter Laura Gordon. Cette couleur, Frédéric l'avait mémorisée et décrite avec force détails dans son journal.
Sapristi ! Son journal !
- Je dois retourner au bungalow ! J'ai oublié quelque chose.
- Oh, Frédéric ... , soupira sa mère. Un de ces jours, tu oublieras ta tête !
- J'en ai pour une minute.
Il s'éloigna rapidement en tâchant de ne pas épargner sa mauvaise jambe. L'idée de laisser son journal intime lui était insupportable. Chaque soir, il y consignait ses observations de la journée avant de se mettre au lit . Certaines entrées étaient tout à fait prosaïque, d'autres plus profondes , mais toutes relevaient du domaine privé. Il l'avait oublié dans son tiroir de sa table de chevet , avec son stylo plume préféré.
Les employés commençaient déjà à sortir des brassées de linge de maison. Il entra dans sa chambre et se figea. Laura. Elle était là. Le carnet de moleskine entre ses mains.
Il s'avança, le ventre noué d'anxiété.
- Je suis revenu le chercher.
L'avait-elle lu ? Comment savoir ? Non. Laura n'avait pas dû avoir le temps de prendre connaissance de ses pensées les plus intimes - dont bon nombre la concernaient. Il était partagé entre un terrible sentiment de colère et une furieuse envie de l'embrasser . Osant à peine la regarder , il lui arracha le journal sans manières, avant de laisser tomber un laconique :
- Au revoir , Laura.
Et il tourna les talons.
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L'été des secrets
FanfictionQuand elle aperçoit les premiers rayons du soleil scintiller sur le lac des Saules, Lisa Plenske est envahi par un sentiment de bien-être presque irréel. Venue pour prendre soin de Frédéric Seidel, un vieux monsieur qu'elle adore , elle ne s'attenda...