chapitre 14

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Chapitre 14

Au Camp Kioga, la soirée dansante des familles était un rituel immuable. Du moins, c'était l'avis de Laura. A en croire les professeurs venus de New-York, la danse était une distraction des plus amusante. En son fort intérieur, Laura les approuvait sans réserve, même si pour rien au monde elle l'aurait avoué aux autres enfants, et surtout pas à Claude et Frédéric. A tous les coups, ils se seraient moqués d'elle.
- Moi, je n'y vais pas , déclara Frédéric, qui rechignait à entrer dans la salle à manger.
Il y avait là un orchestre de cinq musiciens et, sur la piste de danse, des couples de toutes sortes évoluaient avec grâce. Les hommes portaient des pantalons dont le plis se cassait sur leurs chaussures brillantes , et les femmes ressemblaient à des fleurs dans leur jupe ample, soutenue par une crinoline qui se gonflait quand elles tournoyaient au bras de leur cavalier.
- Bien sûr que si , tu viens. Ce soir , il y a de la pêche Melba au dessert , signala Claude.
- Très bien , je mangerai la pêche Melba, mais pour la danse, inutile d'insister .
- Ce soir, tout le monde danse , affirma Laura de son ton le plus autoritaire . Sans exception.
- Balivernes !
- Ah ! On voit bien que tu ne connais pas la soirée des familles.
- Je ne peux pas danser . Je ne peux même pas marcher.
- Eh bien, tu feras comme tu pourras . Allons-y !
Et sur ce , elle entra d'un pas décidé, sans même se retourner pour vérifier que les deux frères la suivaient . D'habitude, elle prenait la tête de leur trio et Claude et Frédéric lui emboîtaient le pas . L'animation de la soirée avait été confiée à un orchestre célèbre : c'était le Klinger Kabaret , qui se produisait au centre de Manhattan. Les musiciens jouaient si bien , qu'avec l'aide de la pêche Melba , ils réussirent à amener un sourire sur les lèvres de Frédéric. Les professeurs avaient fait danser Laura avec tous les garçons du camp , et aussi avec certaines filles , vu qu'elles étaient toujours en supériorité numérique.
Pour un garçon, Claude se débrouillait plutôt bien . Il était particulièrement doué pour le bumps-a-daisy et le jitterbug, qui fesaient fureur . Elle l'avait choisi comme partenaire pour la dernière danse , et tous deux sautaient et swinguaient comme un couple de professionnels. Tout à coup , l'œil de Laura fut attiré par Frédéric et , stupéfaite , elle verifia que sa vue ne lui jouait pas des tours .
- Claude !
Il lui fallait presque crier pour se faire entendre par-dessus les cuivres assourdissants de l'orchestre.
- Regarde Frédéric. Je rêve ou quoi ?
- Non , tu ne rêves pas !
Les yeux rivés sur Frédéric, ils faillirent s'emmêler les pieds . Assis à l'écart dans son fauteuil, Frédéric sirotait un soda aux extraits végétaux. Et ses pieds remuaient au rythme de la musique .
Laura et Claude fondirent sur lui .
- Frédéric, tu bouges tes pieds ! S'écria-t-elle.
-Eh bien, oui , et alors ?
Mais il ne pouvait réprimer le sourire qui illuminait son visage.
- Alors rien ! Danse avec moi !
- Danser avec toi ? Mais, Laura , tu es folle, tu ...
Elle le coupa:
- Claude va t'aider.
Et elle se laissa carrément choir sur ses genoux. Au même instant, Claude propulsa le fauteuil roulant sur la piste. Pris par le rythme effréné de leur propre prestation, c'est à peine si les autres danseurs leur jetèrent un regard .
Frédéric riait aux éclats, et pour Laura, c'était merveilleux d'entendre ce rire. Elle connut un moment de bonheur fugace. C'était un éclair de perfection, la sensation que tout allait bien. Elle était sur les genoux de Frédéric riait, la tête rejetée en arrière . Claude poussait le fauteuil comme un fou, le fesant tourner au rythme de la musique. Ils étaient unis par l'esprit, leurs âmes emmêlées, comme trois morceaux de tout momentanément ressoudés.
Suite à cette soirée, Laura avait décrété que rien n'était impossible à Frédéric. Aussi , jour après jour , s'employaient-elle à le lui démontrer.
- Viens nager avec nous, luii proposa-t-elle un après-midi, après avoir échappé aux constantes exigences de Mme Romano, en cuisine.
Elle portait une espèce de barboteuse héritée d'une cousine, un maillot de bain qu'elle avait en horreur , mais la journée  était caniculaire et elle mourait d'envie d'aller piquer une tête dans le lac.
- Non, répliqua Frédéric .
- Aller....
Claude lui donna une bourrade dans l'épaule en s'emparant d'une paire de serviettes.
- Viens, il fait une chaleur d'enfer, aujourd'hui.
- Eh bien, tu n'as qu'à y aller, toi !
Laura tourna les talons.
- Allons-y, Claude, tu vois bien que ça ne l'intéresse pas.
- Je te souhaite bien du plaisir à mariner dans ton jus, Frédéric ! lança ce dernier en lui emboitant le pas.
Mais Laura savait que Frédéric ne supporterait pas longtemps de rester seul.
Il n'y arriverait plus . Il trouvait toujours un moyen pour se joindre à eux, même si cela se résumait à asseoir à l'ombre pour les regarder jouer. Et comme de bien entendu, il les rattrapa sur le ponton . Ils s'installèrent dans un coin agréablement ombragé , près du vestiaire contenant les serviettes et les gilets de sauvetage.
Claude poussa un cri d'Indien sur le sentier de la guerre et courut bruyamment sur toute la longueur du ponton . Arrivé au bout, il fit une bombe qui projeta d'énormes éclaboussures. Laura était déchirée entre l'envie d'aller jouer avec les autres enfants et son refus d'abandonner Frédéric.
Celui-ci l'encouragea :
- Vas-y ! J'ai apporté mon appareil . Je vais prendre quelques photos.
Avec un cri de plaisir, elle courut au ponton et se jeta à l'eau elle aussi dans le lac. L'eau froide lui enveloppa la peau comme de la soie .
- Par ici , lança Claude . On joue à chat dans l'eau ! C'est moi le chat !
Laura nageait comme une folle, bien décidée à ne pas se laisser attraper. Petit à petit, d'autres enfants entrèrent dans le jeu et ils finirent par se retrouver à une douzaine au moins. On ne pouvait rêver plus merveilleuse journée d'été. La seule chose qui aurait pu l'embellir encore, ç'aurait été que....
Laura s'arrêta de nager. Elle regarda tout autour , à la recherche de Frédéric , mais il avait délaisser son coin. C'est alors qu'elle le vit . Engagé sur le ponton, il tirait de toutes ses forces sur les roues de son fauteuil. Il y avait acheté une bouée de sauvetage, mais lui-même n'en portait pas. Il s'acharnait sur les roues et le fauteuil gagnait de la vitesse. Elle voulut l'appeler, mais le choc lui avait ôté la voix .
Le fauteuil, lancé à fond , passa le bord du ponton , porté par son élan. Frédéric fut éjecté et heuta l'eau dans une gerbe d'éclaboussures. L'espace d'une seconde, tout le monde resta figé d'horreur. Puis le fauteuil remonta d'un coup à la surface, soutenue par la bouée.
Le siège était vide. Claude nagea comme un fou jusqu'au ponton .
Après ce qui leur parut à tous une éternité, Frédéric émergea de l'eau et prit une grande goulée d'air frais.
- Je vais bien ! cria-t-il.
Il regardait les enfants qui l'entouraient. Quand ceux-ci comprirent que tout allait bien, ils se lancerent dans un concert de sifflets et d'applaudissements.
Laura nagea jusqu'à lui.
- Espèce de taré ! Tu nous as flanqué une peur bleue !
- Regarde, dit-il. Je nage.

Pas très bien, remarqua-t-elle, mais enfin, c'est vrai qu'il nageait. Il nageait. Avec des mouvements maladroits, il barbota lentement jusqu'au ponton. Claude et les autres se désintéressèrent de la scène et reprirent leur jeu de chat.
Laura suivit Frédéric et ensemble ils agrippèrent l'échelle fixée au ponton .
- Je suis très fier de toi , déclara-t-elle. Vraiment.
- Quand j'ai décollé, tout au bout, lui avoua-t-il en baissant la voix pour que les autres n'entendent pas , j'ai coulé comme une pierre . Je me suis dit que si je renonçais à me batte , j'allais me noyer. Et tout d'un coup , j'ai compris qu'il fallait que j'aille au-delà de mes forces pour rester en vie . Et je me suis mis à nager.
- Frédéric !
Elle le prit par la taille et lui donna un bref baiser mouillé sur la joue. Prenant aussitôt conscience de ce qu'elle venait de faire, elle s'écarta brusquement de lui et nagea dans la direction opposée. Toutefois, la tentation était trop forte : elle se retourna pour voir s'il était aussi embarrassé qu'elle. Il n'avait pas l'air embarrassé du tout ! L'expression de son visage resterait à jamais gravée dans son esprit.
- Hé, regardez par ici ! Cria Claude.
Il se tenait sur le ponton, muni de l'appareil photo Brownie.
- Souriez !
Frédéric et  Laura un visage hilare vers l'objectif.

- Tiens le docteur, d'accord ? Dit Frédéric en tendant le chaton roux à son frère. Et ne le laisse pas filer .
- Pas de problème ! Répondit Claude en cajolant le petit animal.
L'été tirait à sa fin et l'heure était au départ. Nantie de la permission de son père, Laura avait décidé de leur offrir un chaton en guise de cadeau d'adieu, et bien entendu, leur choix s'était porté sur le Docteur, qui était d'un caractère aussi doux que sa mère, dont il avait aussi hérité la couleur.
A présent, les deux frères devaient rentrer à New-York.
Laura s'efforçait de ne pas être trop triste en regardant Frédéric qui avait fait rouler son fauteuil jusqu'au bord du parking, où tous le monde attendait l'arrivée des bus en provenance de la gare d'Avalon. Il avait au fond des yeux cette lueur particulière, comme quand il était sûr le point de lancer 《 échec et mat 》 , au cours d'une partie ou quand il échafaudait une histoire de tonnerre.
- Qu'est-ce qui se passe ? Demanda-t-elle.
Au lieu de répondre, il mit les freins à son fauteuil roulant et s'agrippa aux accoudoirs . Tout au long de l'été, ses mains et ses bras étaient devenus si forts et si bruns qu'il lui rappelait Stuart, qui balançait des balles de foin avec désinvolture.
Les sourcils froncés de concentration, Frédéric replia les repose-pieds de son fauteuil et prit fermement appui par terre .
Laura retenait sa respiration. Instinctivement, elle avait envie de s'avancer pour l'aider , mais elle se retint. C'était la dernière chose à faire ; il ne fallait ni intervenir ni lui conseiller la prudence. Elle jeta un regard en direction de Claude. Il se mordait furieusement la lèvre inférieure.
Frédéric se projeta en avant mais retomba en arrière contre le dossier. Il ne les regardait pas. Laura serrait les dents de toutes ses forces pour ne rien dire. Il ne fallait surtout pas qu'il brûle les étapes, qu'il se croie obligé d'y arriver tout de suite. Il fit une deuxième tentative. Et échoua quatre fois d'affilée.
La sueur perlait à son front . Il s'essuya les mains à son pantalon. Pris appui sur ses mains et ses pieds.... et se hissa hors du fauteuil.
Le chaton émis un miaulement de protestation et Claude relâcha sa prise. Frédéric fit un pas en avant. Puis un autre. Puis s'arrêta, le visage moite et livide sous l'effort. Laura ne pouvait en supporter davantage : elle s'élança pour lui prendre le bras. Il tremblait mais il avait le sourire.
- Bravo, Frédéric, murmura-t-elle.  Je savais que tu y arriverais.
- Il le fallait . Ma mère veut que je garde le lit pour me traiter en invalide jusqu'a la fin de mes jours. Quant à mon père, il voudrait que je retourne à l'Institut des enfants, et je ne veux pas de ça non plus. Alors je me suis dit que j'avais tout intérêt à marcher sans aide.
Il flageola sur ses jambes et Laura, le soutenant de toutes ses forces , le fit rasseoir dans le fauteuil .
- A peine trois pas, lâcha-t-il. C'est nul !
- C'est un début. Tu en feras davantage demain, et un peu plus chaque jour. Promets le moi.
- D'accord, mais alors il faudra que toi aussi tu me promettes quelque chose .
- Tout ce que tu veux , Frédéric, je te le jure.
- Quand je reviendrai, promets-moi que tu me réserveras une danse.

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