Chapitre 15
- Qu'est-ce que tu fais ce soir , grand-père ? demanda David.
- Je n'ai rien de prévu. Mon amie Millie est allée voir des connaissances à Albany et malheureusement, elle ne rentre pas avant demain ....
- Alors Millie et toi, vous ....
David était légèrement paniqué par la tournure des évènements. La vieille dame avait-elle passé la nuit avec grand-père ?
- Nous avons passé un moment fort agréable. Je n'en dirai pas plus, je suis un gentleman.
David laissa échapper un petit rire nerveux. Il admirait l'exploit de son grand-père, mais préférait laisser tomber le sujet.
- Enfin, bref, pour ce soir ....
Grand-père ôta ses lunettes de lecture.
- Oui, à quoi penses-tu ?
- Tu te sens d'attaque pour revoir ton frère ?
Grand-père s'avança sur son siège, les mains cramponnées aux accoudoirs.
- tout à fait.
- Et sa femme, Laura ? Tu veux qu'elle vienne, elle aussi ?
- Elle ....
Grand-père s'éclaircit la voix.
- Elle est la bienvenue, cela va sans dire.
Il se laissa aller contre le dossier de son fauteuil avec un air de soulagement mêlé d'appréhension.
- Ce soir ... J'ai peine à y croire. Vous avez entendu ça, Lisa ?
- Oui , Frédéric, et je m'en réjouis pour vous.
Après quelques discussions, ils optèrent pour un dîner fourni par les cuisines du camp. Le repas se passerait en petit comité, sous la véranda, face au lac. De cette manière, leurs retrouvailles se dérouleraient dans l'ambulance la plus intime possible. Nul doute que l'émotion serait au rendez-vous. Au fil des heures, David sentait la tension monter en lui tandis qu'il aidait son grand-père à se préparer.
- Redis-moi comment tu l'as trouvé, demanda grand-père. Quelle a été ta première impression?
David lui passa un miroir à main .
- Tu n'as qu'à te regarder. Vous pourriez tout aussi bien être jumeaux.
Grand-père s'épanouit sous ses yeux.
- Avant, les gens disaient que nous nous ressemblions énormément. Quand nous étions jeunes, c'était moi, le plus sportif des deux . Puis après ma maladie, je suis devenu l'intellectuel.
Il se frotta la cuisse .
Maintenant qu'il était au courant pour la polio , David voyait son grand-père sous un autre jour . Il avait enduré une maladie dévastatrice. Une maladie qui l'avait transformé à tout jamais. Et pourtant, cela ne l'avait pas empêché d'avoir une belle vie. Il espérait parvenir à le convaincre d'affronter ce nouveau combat... Le fait de revoir son frère constituerait peut-être pour lui un facteur de motivation .
- Je ne sais pas comment te remercier d'avoir organisé ces retrouvailles, fiston. Pour moi, ça n'a pas de prix.
- Je l'ai fait avec le plus grand plaisir, tu le sais.
- Tu l'as trouvé sympathique ? Et Laura ?
- Disons qu'ils étaient surpris de faire ma connaissance. Mais... cordiaux. Je les ai trouvés aimables . C'est-à-dire pour des inconnus.
- As-tu vaguement évoqué... le passé, avec eux ?
Grand père semblait tendu.
- Non. C'est une affaire entre vous deux. Tu peux choisir de m'en parler ou non. C'est à toi de voir .
- peut-être que ma sottise te servira cette d'exemple, afin d'éviter qu'une telle chose se reproduise.
- Vu que je suis fils unique , c'est peu probable, plaisanta David.
- Tu as un demi-frère et une demi-sœur , je te rappelle . A ses chers Donnie et Denise ... Comment pourrais-je les oublier ?
- David ...
- Ne t'en fais pas, grand-père. Je m'entends très bien avec eux .
- Je regrette de ne pas avoir eu ton bon sens, à l'époque où tout ça s'est passé.
- Tout ça quoi ?
David lui tendit une élégante chemise.
Frédéric enfila les manches.
- Les études ont marqué une période instable pour mon frère et moi. A l'université, nous étions rivaux, en compétition pour tout, cela allait des notes aux cartes de clubs.
- C'est normal, entre frères . Mais d'habitude, ça ne débouche pas sur plus de cinquante ans de silence radio.
- Notre rivalité allait plus loin que cela, je l'avoue.
- C'est évident. C'était quoi le problème ? Je ne comprend pas.
Grand-père hésita , puis ramassa un bouton de manchette en argent.
- Je n'ai pas approuvé son mariage.
- Avec Laura ?
- C'est exact . Je n'ai pas fait mystère de ma désapprobation. Je sais, de nos jours cela semble incroyablement snob pour quelqu'un de ton âge, mais .... à l'époque, c'était différent . On ne plaisantait pas avec les origines sociale. J'aime à penser que je ne nous considérais pas supérieurs à Laura, mais simplement différents . Les Gordon étaient des fermiers, ainsi que les propriétaires du Camp Kioga. Ils ne roulaient pas sur l'or et Laura effectuait des corvées de domestiques. En ce temps-là, elle travaillait comme femme de ménage à New Haven. Claude et moi faisiont nos études a Yale. Le contraste n'aurait pas pu être plus marqué . Et puis, quand Claude a annoncé son intention de l'épouser... ma foi, nos parents étaient hors d'eux. Elle était loin de correspondre à leur idéal de belle fille. D'où la tension qui régnait entre nous à cette période. Une tension extrême.
Sa main se mis à trembler et David dut aider à fixer son autre bouton de manchette.
- Tu étais un produit de ton époque, dit-il, bien décidé à ne pas juger son grand-père.
- Je ne suis pas fier de la façon dont je me suis conduit à l'époque . Je me suis drapé dans une vertueuse indignation et Claude a convolé en justes noces avec Laura. Après cela, nous... nous ne nous sommes plus fréquentés. Chacun a suivi sa route . Je suis partie vivre à Paris, j'ai épousé ta grand-mère . Claude et moi avions chacun une famille, un métiers, des vies bien remplies. Une année , le garçon était encore petits, nos parents nous ont invités à passer les vacances à Gstaad, une station de ski en Suisse . Dans un élan de magnanimité, ils ont également convié Claude, laura ainsi que leurs enfants. Mais cette année-là , Claude se battait au Viet-nam et bien entendu, Laura a décliné l'invitation. Ta grand-mère et moi n'y sommes pas allés non plus. Je ne pouvais pas m'éloigner du journal et Jackie croulait sous les petits garçons, comme elle aimait à le dire. En fin de compte, mes parents s'y sont rendus tout seuls . Et puis la nouvelle est tombée au Herald Tribule : un effroyable accident de téléphérique s'était produit au-dessus du glacier des Diablerets. Un câble s'était rompu. La cabine et les quatre-vingts passagers qu'elle transportait s'était écrasée cent mètres plus bas.
Il frémit et marqua une pause.
Dans son enfance, David avait entendu parler du drame, mais l'accident lui avait toujours paru lointain et irrel . Pourquoi , il l'ignorait. La mort de son père dans un éclair de violence l'avait privé de tous ses repères. Mais le deuil de grand-père avait été tout aussi terrible. Voire plus pénible, si l'on songeait qu'il avait perdu père et mère en même temps.
- Quel cauchemar ç'a dû être pour toi, dit-il.
Grand-père hocha la tête .
- J'aurais dû faire signe à Claude, à ce moment-là . Dans des circonstances normales, nous nous serions revus, mais il n'a pas pu assister aux funérailles.
- Parce qu'il se battait au Viet-nam .
Mais ce n'était pas là toute l'histoire, comprenait David.
Il y avait autre chose.
- Le temps a passé, poursuivit grand-père. Les années ont filé. Je les ai laissées filer, et Claude aussi, j'imagine.
David étudiait son grand-père, ses traits burinés par les ans , ses yeux bleu pâle au regard lointain. Le vieil homme sortit deux cravates. Il paraissait exténué, affaibli par tous ces souvenirs.
- Laquelle, d'après toi ?
David sourit. Grand-père étaient comme un adolescent qui se prépare à aller danser.
- La rayée , sans hésitation .
- Excellent choix .
Grand-père se tourna vers le miroir et passa la cravate autour de son cou.
- C'est moi qui ai appris à Claude à nouer sa cravate. Avec un seul bras, notre père n'était pas très habile .
- C'est aussi toi qui m'as appris à le faire.
Grand-père croisa un côté de la cravate sur l'autre.
- Le noeud Windsor . L'art le plus élémentaire de la distinction masculine.
Il passa l'extrémité de la cravate dans la boucle.... et s'interrompit . Son frontse plisa d'incertitude .
- Grand-père ?
- C'est que ... Je ne sais plus...
Il avait l'air perturbé et un tremblement agitait sa main gauche .
- Pourtant, j'ai fait ce noeud des centaines de fois ....
David s'efforçait de ne pas trahir son inquiétude.
- Laisse-moi faire , dit-il en lui prenant les mains . S'il te plaît .
Et, bouleversé, il lui confectionna très doucement un impeccable nœud Windsor. Puis il le prit par les épaules et le fit pivoter vers le miroir.
- Je t'aime, grand-père. Tu es beau comme un astre.
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L'été des secrets
FanfictionQuand elle aperçoit les premiers rayons du soleil scintiller sur le lac des Saules, Lisa Plenske est envahi par un sentiment de bien-être presque irréel. Venue pour prendre soin de Frédéric Seidel, un vieux monsieur qu'elle adore , elle ne s'attenda...