Non, mes Pensées ne s'éteignent jamais. Elles me harponnent et me tourmentent. J'ai beau leur demander d'arrêter de me harceler, elles ne m'écoutent pas.
Elles bavardent entre elles de longues heures sans faire attention à moi – et cela ne me gêne pas, au contraire, ça m'arrange même – mais parfois elles me fixent. Elles me fixent de leurs grands yeux noirs, tristes, emplis de larmes, de haine, de dégoût, de violence et de colère. Elles me fixent comme un visage enfantin que l'on croit apercevoir la nuit lorsqu'on ouvre un œil, leur sourire figé aux lèvres me glaçant le sang. Cette ironie qu'elles ont à intervenir quand il ne faut pas, quand la situation fait que je ne le puis en ce moment,... non, je ne veux pas d'elles. Pas aujourd'hui.
Seulement elles sont là, accoudées à la table du salon, un contrat à la main, un stylo de l'autre, le visage comme plâtré par une expression sanglante et remplie de mauvaises intentions. Si une larme se met à couler de leurs yeux noir charbon, c'est souvent une larme d'encre. Quelquefois, c'est plutôt une larme de sang. D'autres fois encore, la goutte se change, au fur et à mesure qu'elles me fixent, d'un noir macabre en sang rouge écarlate, comme les cerises au printemps lorsque le soleil a brillé trop longtemps.
L'encre, c'est simple. Je n'ai qu'à demander un effaceur et je puis, petit à petit, faire disparaître la tache qui se pose sur mes habits alors que le visage s'approche lentement pour souffler chaudement contre mon nez. Le visage finit toujours par se pencher comme s'il allait m'embrasser, laisse tomber une larme sur ma joue, puis s'anéanti comme une plume. Comme une plume qu'on a soufflé sur le rebord du muret quand on avait cinq ans.
Le sang, c'est compliqué. Ça tâche, ça s'imprègne dans la peau, son odeur se fixe aux narines et ne se décolle que rarement. Cette odeur de cadavre échoué me rend nauséeuse, surtout quand il fait chaud; la chaleur fait coaguler le sang. Elle le cuit. Quand c'est du sang, j'ai mal pendant longtemps. On aurait dit que ce sang vient d'une fontaine d'acide sulfurique. Il me ronge la peau, il me ronge les os, il me ronge les mots et il dépose des maux.
Il rappelle mes doigts lorsqu'on me fait vivre une histoire que je n'aurais pas voulu savoir : « Oh mais tu sais, moi, quand j'étais petite, j'ai été niée par ma mère. Elle n'arrêtait pas de me le rappeler; je n'étais qu'un accident, un petit souci sur son passage. C'est pourquoi le soir elle m'enfermait à double clé dans la cave du voisin. Elle m'a laissé périr chez lui jusqu'à ce que j'atteigne l'âge de penser par moi-même. Seulement, lui, c'était pas un bon voisin, si tu vois ce que je veux dire. »
Non, je n'aime pas le sang.
Puis lorsque mes Pensées se tournent vers moi pour me scruter et m'observer, j'anticipe déjà ce qu'il va se passer : elles vont me hurler dessus. Elles sont toujours à plusieurs à me sauter dessus telles des harpies en recherche d'une proie, plantant leurs griffes dans ma peau, cherchant à me briser les os. Quand c'est physique, ça ne fait jamais mal très longtemps. Ce qui est dur à supporter, c'est les mots. Les mots qu'elles me lancent me font l'effet d'un coup de poignard à chaque fois. Comme si une lame me transperçait les côtes, à deux doigts de toucher mon coeur. Mon pauvre coeur qui souffre déjà si fort de ces assauts récurrents...
Puis les gifles, on peut vite les oublier. On a mal au moment même, puis elles se soustraient au monde et on les oublie, comme on oublie beaucoup de choses. Tandis que les insultes c'est difficile, car elles ricochent dans notre âme comme une balle de ping-pong lancée par un robot : à moins de débrancher la prise, ou d'attendre qu'il soit déchargé, le robot continuera à lancer.Je me suis souvent surprise à rêver d'une prise pour mesdames les Pensées aussi, une prise que je pourrais débrancher dans la journée quand je le voudrais. Je me dis que la vie serait bien mieux ainsi. Je pourrais me reposer et revenir à mes esprits. Seulement, s'il y avait une prise, je ne la brancherais jamais. C'est pour ça, j'imagine, qu'il n'en existe pas. Les Pensées ne se fatiguent jamais. Elle ne s'éteignent jamais non plus. Elles ne sont que les homologues d'une identité non-voulue. Oui, elles peuvent mettre de l'ordre dans nos vies, mais si celles-ci sont déjà anarchiques, alors elles reflètent l'anarchie aussi.
Si on ne t'aime pas, elles ne t'aimeront pas non plus.
Si on t'évite, elles seront omniprésentes.
Si on te frappe, elles chanteront en coeur, main dans la main, le sourire empli de bonheur.Rappelez-vous du gribouillage que nous faisions, enfants. Lorsque le dessin ne nous plaisait pas, ou que c'était voilà la troisième fois que le marqueur bleu dépassait du contour, on poignait dans le feutre, saturé de rage, et on dessinait des ronds difformes sans fin, des sortes de spirales qui s'élargissaient, qui s'agrandissaient, qui se marchaient les unes sur les autres sans essayer de s'enjamber. Non, plutôt, elles s'écrasaient les unes les autres et tentaient d'effacer toute trace de patience qui avait été rassemblée le court instant précédent lorsqu'on avait tenté, en vain, de colorier sans dépasser.
Vous souvenez-vous de nos Pensées, celles encore petites à l'époque ? Moi je m'en rappelle bien. C'étaient des pleurs de rage, de haine, de honte, d'humiliation. Elles s'acharnaient sur moi, tournaient en rond en se tenant la main, et leurs jupons venaient frapper mon frêle esprit qui tentait de se dépêtrer. Elles s'y accrochaient, tenaces comme souillure sur vêtement – soit irréparables. Le mal était fait. J'AVAIS DÉPASSÉ.
Alors des larmes coulaient de mes joues. La pointe du feutre était désintégrée par les coups que je donnais à la feuille, écrabouillée telle une vulgaire mouche, inexistante. Des mèches de cheveux se collaient passivement à mes joues, mon nez, ma bouche, alors que des larmes dévalaient ma peau. Ils tentaient de faire obstacle; c'est ce que je me suis toujours dit. Ils tentaient de protéger le reste de mon corps d'un tsunami de pleurs qui déteindrait le beau teint rosé de ma peau.
J'avais dépassé.
C'est depuis ce jour-là qu'elles n'ont plus arrêté de parler, mes Pensées. Jour et nuit, elles se concertent entres elles pour intervenir lorsqu'il ne le faut pas. Elles médisent sur moi et parlent tout bas.
« Pas de messe basse à table, m'a-t-on toujours dit. As-tu quelque chose à partager à tout le monde ? Non ? Alors il faut se taire. Un enfant n'est pas un bruit de fond. Un enfant se doit de garder le silence. »
J'avais ricané. Certes. Je ne suis un bruit de fond.
J'avais ricané. Certes. Elles, en revanche, elles le sont.Mes Pensées
14 avril 2022, 22:29
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Mes pensées ne s'éteignent jamais
Spiritual[EN COURS] Malgré leur couleur jaune, il arrive que mes pensées perdent de leur éclat. Seulement, elles ne s'éteignent jamais. Elles ne font que divaguer ou se dissiper parmi la masse de présences qui nous harcèlent et nous tiennent par le col au...