Souvenir du Vietnam

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La chaleur était accablante. Les palmiers étaient figés par le soleil brûlant et l'air chaud rafraîchissait à peine les grosses gouttes de sueur de notre corps. Mes oncles fumaient et buvaient de l'alcool de riz. Le ciel était bleu comme les myosotis. Les poules caquetaient dans la basse-cour juste derrière moi. Je sentais les odeurs du plat que ma grand-mère cuisinait pour ce soir : la citronnelle, la menthe thaïlandaise, les clous de girofle, la badiane... tellement d'ingrédients qui ne poussent pas chez moi.
J'avais un jus de canne à sucre en main. La potion avait une couleur verdâtre mais son goût me transportait dans un rêve frais, comme si des ailes poussaient dans mon dos et me faisaient voyager au-dessus des rizières afin de sentir ne fut-ce qu'un peu de vent.
Il faisait calme. Les uns fumaient, les autres buvaient, j'aspirais à la paille le jus sucré aussi.

Soudain, l'un d'eux me tendit son téléphone, et sur l'écran s'affichait une photo de moi et d'elle :
– C'est qui ? Ton copain ?
– Non, non, c'est une fille. Une amie.
Mon cœur s'emballa dès l'instant où je vis son visage sur son écran. Ils avaient regardé Facebook, j'aurais dû anticiper le coup mais comment savoir que j'allais être face à ça au pays ?
– C'est sa petite copine, son amoureuse, dit mon frère en rigolant. Je crus vouloir le tuer à l'instant. Il voulait vraiment ma mort ? Mon déshonneur ? On n'était absolument pas dans la bonne situation ni au bon endroit pour rire de ça. L'homosexualité est punie par la peine de mort, ici. Je ne rigolais pas du tout. Mon poing se serra.
– Ne l'écoutez pas, il dit n'importe quoi, je me tournai vers mon frère. Arrête un peu ! Mais c'était trop tard. Mon visage avait tourné au rouge pivoine, l'air me manquait et mes poings s'étaient resserrés. Un air grave avait marqué mes oncles. Ils ne rigolaient pas du tout.
– T'es gay (ils disent « gay » pour les deux là-bas, c'est bizarre) ? Parce que si tu l'es, tu n'es plus acceptée ici. Tu ne fais plus partie de notre famille. C'est un péché tu sais.
J'étais abasourdie. Aucun mot ne sortait de ma bouche. Je ne savais pas quoi répondre. Je finis par bafouer après un temps bien trop long de réflexion :
– Non mais il rigole, dis-leur, que tu rigoles ! C'est pas vrai du tout, c'est juste une amie. Elle s'habille comme un homme mais regardez, elle a des seins et s'appelle Audrey. C'est un nom féminin en Europe.
Mon frère rigolait. Il rigolait à pleines dents. Il n'était absolument pas conscient du pétrin dans lequel il me mettait. Il ne comprend pas le mensonge non plus. Il continua donc de me corriger.
– Mais qu'est-ce que tu racontes, sœurette ? C'est faux, c'est ta copine, elle vient souvent dormir à la maison.
La situation s'envenima. On me prêcha la Bible et ses péchés. Tous mes oncles me fixaient. Je sais que chacun d'eux fait partie d'un gang. C'est courant là-bas, papa me l'a dit.
– T'as compris ? Si t'es gay tu viens plus ici. Tes grands-parents ne voudront plus te voir, et nous non plus. Tu comprends ? Regarde-moi, tu comprends ?
Je le regardais. Je le fixais, même. Mon but était de ne pas pleurer. Ne pas fondre en larme pour ne pas faire s'abattre sur moi la vérité. Il était déjà trop tard. Ils l'avaient deviné. Puis les photos de moi et elle étaient trop intimes. Je n'aurais jamais dû les poster.
Mais j'en étais si fière. L'amour rend aveugle du danger. Ils continuaient à scruter la photo où je l'enlaçais de mes bras tandis qu'elle tenait un ours en peluche. C'était juste après nos un an, nous étions à la kermesse.
Je sentais le danger courir à grands pas sur moi. Mes pensées me paniquaient. « Ils vont te forcer au mariage. », « tu ne pourras plus rentrer en Europe ». Ils grognaient et esquissaient des sourires méchants. C'était mauvais. Très mauvais.

Au loin, une figure robuste se tenait dans l'ombre. Il avait tout entendu. Il avait tout vu aussi, ses frères lui avaient montré les photos. Il fumaient lentement sa cigarette afin que le tabac écrase bien ses poumons. Il tenait une bière en main. Sa peau était rouge à cause de son allergie et il peinait à respirer. Il a toujours eu du mal à respirer. Il portait un débardeur sans manches et jouait avec les cordes de ses tongs. Il ne savait pas si ce qu'il se disait sur sa fille était vrai. Il en avait déjà entendu des rumeurs à l'église le dimanche, mais il s'était contenté d'ignorer le fait. Il ne préférait pas savoir que sa fille, avec qui il avait de moins en moins de contact, était homosexuelle. Cela voulait-il dire qu'elle n'était plus vierge non plus ? Impossible. Ces pensées étaient bien trop loin, trop pécheresses. Sa tendre fille adorée ne serait pas de ces gens-là. Il l'a toujours éduquée autrement.
Quand il sentit que ses frères s'énervaient, et qu'ils devenaient agressifs, il se leva lentement de la chaise en plastique cassé où il s'était assis. Il se dirigea petit à petit vers le groupe en furie. Il vit sa fille rouge comme une pivoine, paniquée. Elle était au bord des larmes. Elle ne savait pas quoi dire, il le savait. « Peut-être bien qu'ils ont raison », pensa-t-il. Mais en ce moment, il y avait plus important à faire. Il se mit au centre du groupe. En tant que fils aîné de la famille, il sera toujours respecté.
– C'est fini. Laissez-la tranquille. Viens avec moi, on va aider ta grand-mère à l'intérieur.

Et c'est ainsi que s'arrêta l'interrogatoire que je subissais et que le reste de mon séjour fut paisible. Plus personne n'en parla. Mon frère continua à sortir devant mes grands-parents, qui demandaient si j'avais un copain, des bêtises de ce genre, mais plus personne ne l'écoutait. Il passait juste pour un blagueur de très mauvais goût.

Après réflexion, voilà trois ans que ça s'est passé. Je pense que papa sait. Je pense qu'il préfère fermer les yeux et que je ne lui annonce jamais. À ce moment, il voulait juste mon bonheur.

Je ne sais pas ce que j'aurais fait s'il n'était pas venu à temps. Serais-je encore là aujourd'hui ?

7 juin 2023, 16:29

Mes pensées ne s'éteignent jamaisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant