Axel
À presque 300 kilomètres d'Angers, l'ombre de Marceau se fait moins menaçante. Pour l'instant, le frère de Thaïs m'apprécie et me tient en estime, mais c'est uniquement parce qu'il ignore que je suis Hercule Poirot. Le jour où je serai démasqué, je ne sais que trop bien qu'il voudra m'éloigner d'elle. Si à ce moment-là, je n'ai pas découvert la solution de l'énigme, je bénéficierai peut-être d'un peu de répit, mais qui sait pour combien de temps et à quel prix. Or, je prends conscience que Thaïs est désormais pour moi bien plus que le sujet de mon enquête. Elle devient peu à peu le sujet de toutes mes pensées, et accapare les quelques neurones que je possède qui ne sont pas envahis par mes cours de droit. Je serais prêt à utiliser tous les prétextes pour ralentir mon enquête et continuer à la côtoyer.
Je compte profiter de la journée pour apprendre à connaître davantage Thaïs, pour voir si le petit frisson que j'ai ressenti quand ma main était dans les siennes était uniquement dû à la climatisation, et pour essayer de comprendre pourquoi elle va aussi mal et si ça a un rapport avec la soirée du 15 juin. Pas pour l'enquête, non. Je rechigne de plus en plus à rendre des comptes à Marceau. Si je tente de me fixer ces objectifs, c'est parce que je suis convaincu que Thaïs est une personne extraordinaire, et que ce qu'elle me fait éprouver est tout sauf habituel. J'ai besoin de savoir pourquoi, et de savoir comment je peux l'aider à aller mieux. Et si les visites et les quelques activités prévues pour la journée peuvent l'aider à se détendre et à penser à autre chose, je serais le premier ravi.
Je suis venu pour la première fois à la villa Strassburger avec mes parents, il y a très longtemps. Depuis, j'y suis revenu souvent, seul ou avec Noé et Valentin. Je connais la moindre de ses pièces, le moindre buste placé sur le moindre manteau de cheminée, le faste des pièces d'apparat, l'ingéniosité des mosaïques, la beauté simple des jardins, le nom de chaque employé. J'aime déambuler dans chaque pièce. J'imagine des repas de fête avec des grandes assemblées, des invités érudits débattant à propos d'art ou de sciences, d'instruments de musique amenés dans la salle à manger pour clôturer le déjeuner avec une touche sucrée et quelques arpèges bien choisis. C'est un plaisir pour moi de faire découvrir le théâtre de mes rêveries d'enfant à Thaïs, et de percevoir à travers elle les sensations de ma première visite.
Aussitôt sortis de la voiture, je surprends les yeux de Thaïs s'écarquiller au regard de l'immensité du domaine qui s'étend à perte de vue. C'est un endroit qui donne volontiers envie de dévaler les pentes en courant et en slalomant entre les massifs de fleurs et les pommiers. En tout cas, c'est ce que je faisais étant petit. Soucieux d'être un guide exemplaire, j'entreprends de transmettre aux filles, dont c'est la première visite, des informations glanées ici et là lors de mes multiples venues.
— Les propriétaires avaient des chevaux et adoraient se promener ici. Ils allaient aussi à l'hippodrome près duquel nous sommes passés tout à l'heure.
Ceci dit, la villa est prise en tenailles entre deux hippodromes, dont le dernier date de 1928. Si on prend en compte les deux hectares que constitue le parc, la famille Strassburger, qui a succédé au baron Rothschild, avait l'embarras du choix pour s'adonner à des loisirs équestres.
Nous nous décidons à entrer dans la bâtisse, et, à peine la porte franchie, une voix familière m'interpelle :
— On se demandait si tu allais revenir avant la fermeture de la villa, Axel !
À l'autre bout du hall d'entrée, la silhouette d'Anne-Marie se dresse. Anne-Marie fait comme partie des murs de la villa. Elle était déjà là lors de ma première visite avec mes parents, et elle compte bien y rester jusqu'à ce que la municipalité de Deauville ne la chasse pour prendre sa retraite. Anne-Marie est née à Deauville dans les années 1960. Elle a bien connu les descendants des derniers propriétaires de la villa, et elle conserve tous les souvenirs, les hauts faits, les anecdotes, les légendes et les bruits qui courent autour de la villa. Qui de plus qualifié qu'elle pour nous la faire visiter ? C'est ce que je me suis dit quand j'ai planifié notre journée d'escapade deauvillaise.
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Entre deux pages
Teen FictionAlors qu'elle aurait dû passer cette année dans une université de rêve à l'étranger, Thaïs se retrouve à travailler dans la librairie de sa grand-mère et à fréquenter une fac où elle n'a jamais voulu aller. En effet, tout a changé pour elle depuis l...