Entre deux pages

Chapitre 24

Séance n° 3

C'est toujours vers la même table blanche que les yeux de Thaïs se perdent. Jamais elle n'aurait cru la revoir si vite, cette fameuse table. Ni même la salle d'attente dans son ensemble, d'ailleurs. Mais la situation actuelle lui semble requérir le qualificatif de situation d'urgence. Thaïs n'arrive pas à s'y retrouver dans ses pensées. Sa concentration en cours, déjà peu présente, paraît s'être enfuie en même temps qu'Axel le soir de la fête. Elle n'a aucun souvenir de son départ. C'est peut-être ce qui la torture le plus. Ça et le fait que depuis, c'est comme une question de vie ou de mort de savoir ce qu'il est arrivé à Axel.

De la sueur perle sur son front et à la racine de ses cheveux. Elle l'essuie rageusement, du revers de la main. Encore une des conséquences désagréables de se déplacer à vélo. Son casque est à ses pieds, ses genoux agités de tressautements d'impatience. Du plat de la main, elle rajuste sa jupe sur ses genoux. L'étoffe est lourde et Thaïs est fatiguée. Ces derniers jours l'ont particulièrement éprouvée. Elle est soucieuse et a adopté les manies stressées qu'elle abhorre chez d'autres personnes. Les pensées qui la préoccupent lui donnent le tournis.

Pas un seul message ? Franchement, qui fait encore ça, ghoster les gens qu'on ne veut plus voir ? Il faut dire que Thaïs n'a pas fait tant d'efforts non plus pour recontacter Axel : tapie dans un coin de sa chambre quand elle n'était pas en cours à la fac, elle a vite compris qu'il fallait trouver une solution. Or, les dernières paroles de la personne la plus à même de l'écouter et de l'aider l'avaient clouée sur place.

Thaïs s'attendait à tout, sauf à ce que son psy la lâche de cette façon. D'habitude, c'est elle qui abandonne ses thérapeutes, jamais l'inverse. Ça l'a donc quelque peu contrariée. Et, une contrariété en entraînant une autre, voilà que l'attitude du beau brun qui l'obnubilait échappait à sa logique. Nous avons affaire à une jeune fille perfectionniste, qui aime contrôler sa vie au millimètre près. Étant au bord de l'implosion, elle s'était vue contrainte de revenir vers Monsieur Prévost, qui lui avait apporté assez de sérénité pour affronter une semaine de cours et de contact constant avec Axel sans multiplier les crises d'angoisse.

La porte du cabinet s'ouvre sur Louis Prévost et son patient, un homme d'une trentaine d'années, assez chic, dont les cheveux mi-longs sont rassemblés en un catogan blond. Les deux hommes se saluent, l'habitué tourne les talons en ajustant la fermeture éclair de son bomber, puis les sourcils du psychologue s'arquent de surprise en apercevant sa prochaine patiente. Thaïs se lève, rassemble son sac, sa veste et son casque dans ses bras encombrés, et rejoint machinalement le cabinet de Monsieur Prévost. Ni l'un, ni l'autre ne prononce le moindre mot. Tout de même, elle reste sur ses gardes. Il s'agirait tout de même que ce psy ne la considère pas comme acquise, comme s'il était devenu son guide spirituel. Ce serait inexact. La jeune fille a simplement besoin de conseils.

Thaïs s'assoit sur le bord du canapé réservé aux patients. Ses affaires gisent à ses pieds. Louis Prévost rejoint sans bruit son fauteuil scandinave. Sa patiente le toise du regard, comme pour le mettre face à ses responsabilités. Un fossé s'est creusé entre eux suite à son écart. À moins d'un geste de sa part, la situation sera compliquée à arranger. Le dos droit, les yeux brillants, Thaïs soutient le regard de l'homme qui lui fait face. C'est sa manière à elle de le défier, d'exiger réparation. Le psychologue est décontenancé par ces deux iris verts qui le fusillent. Dans l'espoir de retrouver la contenance que lui impose sa profession, Monsieur Prévost prend son courage à deux mains et se lance :

— Je tenais à vous présenter mes plus sincères excuses par rapport à mon indélicatesse de la semaine dernière. J'ai outrepassé mon rôle de thérapeute. Je n'aurais pas dû vous répondre aussi vivement. Je n'ai pas eu une attitude professionnelle.