Entre deux pages

Chapitre 19

Axel

On a frôlé de peu la catastrophe. J'ai eu la peur de ma vie. J'ai bien cru que j'allais devoir faire une croix sur mon voyage en Espagne. Parce qu'une fois n'est pas coutume, lorsque Thaïs est réapparue dans mon champ de vision, j'ai totalement perdu le contrôle de la situation. Oubliés, le détachement que je m'étais recommandé pour mon enquête et les consignes exigeantes de Marceau. Je n'ai vu que Thaïs et ses yeux pétillants, et j'en ai omis le reste.

C'est un choc. Je redécouvre celle que je prenais pour une victime, une fille jolie mais sans plus. Thaïs, c'est une beauté brute. Elle n'a pas besoin de maquillage ou d'artifices pour se démarquer. Elle est là, avec ses yeux verts étincelants, sa peau diaphane, ses lèvres roses et ses cheveux qui virevoltent autour d'elle. Et là, c'est brutal, ça me prend aux tripes, c'est comme une gifle en plein visage. Elle est là et c'est tout mon monde qui change, qui prend des teintes vives et de nouvelles dimensions. Ce sont ses mains qui sont dans les miennes, et à ses côtés, le sol est un nuage cotonneux.

J'ai beau savoir que ce que nous vivons est faux, je ne peux pas me faire à l'idée de retirer mes mains des siennes. Je suis bien conscient que je trouverai la réponse à l'énigme de Marceau, et que cela signifiera obligatoirement la fin de ma relation, quelle qu'elle soit, avec Thaïs. Nous sommes à un point de non-retour. Je ne peux pas me décider entre Thaïs et mon voyage tant espéré en Espagne. Je rêve d'aller en Espagne depuis trop longtemps pour y renoncer maintenant que je touche cette lubie du bout des doigts, et personne ne pourrait me forcer à y renoncer. Pas même elle. Je me fais alors la promesse silencieuse, quoi qu'il se passe, de tenter d'épargner Thaïs quand je lui aurai arraché son secret.

Je scrute les yeux de Thaïs. Je ne sais pas si elle a aussi peur que moi. Elle a sans doute peur, à juste titre, que je la déçoive. Je crains bien d'être trop engagé auprès de Marceau pour pouvoir commencer quoi que ce soit avec elle sans lui faire de mal. S'il y a une chose que mes parents m'ont appris sans le vouloir, c'est qu'il faut respecter ses promesses. C'est sûrement stupide d'être aussi borné, mais je me dois de rester fidèle aux engagements que j'ai pris, même si ça me coûte, car je ne veux pas reproduire la même erreur que mes parents. Ils m'ont fait si mal que je ne veux infliger cette trahison à personne. Quitte à devoir faire des compromis. Et tenter de remplir la mission que m'a confiée Marceau en tentant de ne pas faire souffrir Thaïs s'annonce être un compromis assez périlleux. Je suis pris entre deux feux, et m'en apercevoir seulement ce soir est douloureux.

C'est une caresse sur ma paume qui me ramène à la réalité. Je me replonge dans les yeux de Thaïs. Je ne peux pas le nier : elle m'attire. Il y a cette tension entre nous, sans parler de cette proximité. Même avec toute la bonne volonté du monde, je suis incapable de m'y refuser plus longtemps. Cette fille est la plus douce des tortures, et quand elle désigne du regard une porte menant à un endroit un peu à l'écart de la foule, je n'émets aucune résistance. Ses gestes sont empreints de timidité, sans doute un peu pudiques. Pour couper court à son hésitation, je passe mon bras autour de ses épaules, rapproche son corps du mien et joue des coudes pour nous frayer un passage parmi la foule de gens. Le sourire que Thaïs me dédie rend mes jambes cotonneuses, si bien qu'à mi-chemin entre la piste de danse et notre porte de sortie, je ralentis.

Je ne sais pas ce qui me fait hésiter, mais tout d'un coup, la perspective de m'éclipser dehors avec Thaïs me fait trembler. Je ne suis plus si sûr que ce soit moi qui ait pleinement le contrôle de la soirée, finalement. Non pas qu'elle ne m'attire pas. Je pensais avoir une certaine emprise sur elle, et c'est le contraire qui se produit. J'avais pourtant tout fait pour garder le recul nécessaire pour éviter cette situation. Nous ne sommes plus sur un pied d'égalité. Un mot de sa part, et Thaïs pourrait faire ce qu'elle veut de moi. Je suis assez désarçonné, parce que mon comportement ne me ressemble pas. C'est bizarre à dire, et j'ai presque honte de le penser, mais c'est moi l'homme, c'est moi qui ai décidé de me rapprocher de Thaïs, et pourtant c'est aussi moi qui suis à ses pieds. Je me sens faible parce que pour elle, je serais prêt à faire n'importe quoi sans réfléchir. Je perds le contrôle et je voudrais rétablir un équilibre entre nous avant d'aller plus loin. Et la seule manière d'y parvenir, ce serait de danser avec elle.