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  J'ignore combien de temps je somnole mais je finis par attraper mon téléphone posé sur ma table de nuit d'un geste qui me demande une force désespérée. En le déverrouillant je remarque effectivement plusieurs appels de Jonatan. Je compose alors son numéro sans attendre et il ne me faut patienter que quelques secondes pour que sa voix grave se fasse entendre.

— Allô grosse tête ? Tu es vivante ?

Je ricane en entendant le surnom qu'il me donne depuis l'enfance.

— Non imbécile je t'appelle depuis l'au-delà.

Je l'imagine tirer la langue à l'autre bout du combiné et cette image m'amuse beaucoup.

— Je suis sérieux, Marine avait l'air flippée quand je l'ai appelée.

— Je sais, elle est passée tout à l'heure à l'appart mais tout va bien. Elle est rassurée de savoir que si je ne suis pas venue au déjeuner qu'on avait prévu c'est juste parce que je ne me suis pas réveillée.

Je modifie volontairement la vérité pour que Jo ne s'inquiète pas. Je connais ses ressentiments pour Grace et je sais qu'il prendrait les choses trop à coeur si je le lui disais.

— Mais il est bientôt quatorze heure, t'as pas cours cette après-midi ?

Un petit silence passe. Je réfléchis à toute allure.

— Non pas aujourd'hui !

Ce n'est pas vraiment un mensonge, je n'ai vraiment pas de cours aujourd'hui et il le saurait si il avait lu mon emploi du temps. Jo ne demande rien de plus et change de sujet :

— Je t'appelle en fait par rapport à ton stage, commence-t-il avec un ton de voix qui trahit son impatience.

En effet, quelques semaines plus tôt, mes professeurs ont annoncé un stage en entreprise pendant six mois pour valider notre année. Désespérée, j'ai honteusement demandé à mon ami de m'aider, consciente de ses nombreuses relations.

— Et bien figure-toi que je connais le patron d'un bureau de journalisme privé qui accepterait de te prendre !

Mon organe vital s'affole alors qu'un large sourire étire mon visage d'ivoire. J'avais espoir en Jonatan mais une opportunité pareille, je n'y croyais pas.

— Il s'appelle Grégoire DaCosta, c'est vraiment un homme extrêmement talentueux et avoir travaillé avec lui ne pourra que te propulser professionnellement, continue-t-il.

Il marque une pause, le temps d'une inspiration.

— Seulement...

Quelque chose dans sa voix attire mon attention, un tremblement. Je fronce les sourcils, attends la suite de sa phrase. Jonatan soupire tandis qu'un étrange frisson me parcourt l'échine.

— Son bureau est à Sète.

Mon cœur rate soudainement un battement à l'entente du nom de ma ville natale. Je reste immobile, figée et silencieuse pendant de longues secondes. Un silence brutal qu'aucun de nous n'ose briser. Mes yeux se perdent à l'horizon et mes doigts se crispent sur ce combiné qu'ils maintiennent. Je m'affale sur mon lit dans un long souffle et ma main libre accueille le haut de mon crâne.

— Je vois, réponds-je enfin en essayent de retrouver mes esprits.

— Je sais à quoi tu penses et j'imagine que ça te rappelle pas des supers souvenirs, s'enquiert-il d'une voix rassurante, mais c'est une chance en or pour toi et je pense pas que tu puisses trouver mieux ailleurs.

Il dit vrai, impossible d'obtenir mieux ailleurs, surtout avec une date échéante aussi proche mais Sète et moi avons un rapport un peu particulier. Je sais que mes parents ne vivent plus là-bas mais l'idée de retourner dans la ville où j'ai vécu avec Camille me tord le ventre.

Comme si mon ami lisait dans mes pensées, il reprend juste ensuite :

— Je te propose de loger chez moi pendant le stage, c'est à l'autre bout de là où on a vécu gamins. Le duplex est assez grand et Isa sera aux petits soins pour toi !

Il dit cette dernière phrase avec une pointe d'humour pour alléger l'atmosphère. Isabella est sa compagne depuis plusieurs années, et malgré ma volonté, nous n'avons jamais pu nous rencontrer. Quand Jo venait me voir à Paris, il le faisait toujours seul.

J'approche doucement mes doigts près de ma bouche pour marteler mon index de coups de dents irréguliers.

— J'en sais rien Jo, soufflé-je. Je n'ai pas vraiment envie de revenir. Travailler avec ce Grégoire m'a l'air tout bonnement génial c'est vrai mais le stage dure six mois et je ne pense pas être capable de tenir là-bas si longtemps sans que tout me revienne sans arrêt en tête.

— Tu sais, reprend-il lentement, presque comme un murmure, j'aimais Camille moi aussi et si tu arrivais à abandonner cette culpabilité qui te ronge, tu comprendrais que sa mort était un soulagement pour elle.

Alors que mon cœur se serre à l'entente du prénom de ma sœur décédée j'entends mon meilleur ami soupirer de l'autre côté du combiné.

— Ne gâche pas tout, Jess. Réfléchis-y vraiment, et je serai là pour toi qu'importe ce que tu décides. Mais je crois qu'il ne faut pas gâcher tes chances d'accomplir ton rêve.

Je sais qu'il fera ce qu'il peut pour m'épauler mais c'est un combat qu'il ne peut gagner à ma place et j'ignore si je suis vraiment prête à reprendre les armes maintenant.

— Je vais y réfléchir, je te promets, lancé-je.

Il semble satisfait puisqu'il raccroche peu de temps ensuite, juste après m'avoir demandée de le rappeler quand j'en saurai plus. À présent je me sens plus seule que jamais. Mes bras viennent entourer mes genoux dans un geste désespéré. La conversation avec Jonatan tourne en boucle dans mon esprit et sa proposition me heurte sans que je ne puisse l'arrêter. La brise froide traverse ma fenêtre, se cogne sur ma peau et me glace le sang. Je n'entends plus les bruits sourds de la ville, seul le tambour qui martèle ma poitrine parvient à mes oreilles.

Le simple souvenir de Camille me fait tourner la tête et perler des larmes aux coins de mes yeux. Je laisse s'échapper l'eau salée sur ma joue dans un gémissement sourd. Je sens la douleur enfouie ressurgir brutalement, amplifiée d'avoir été tue tout ce temps.

Et lorsque le corps brûlant de Marine se place derrière moi en m'ouvrant ses bras, je m'y réfugie sans hésiter. Elle caresse doucement mes cheveux en chuchotant des mots rassurants mais les soubresauts ne s'apaisent pas.

Pourquoi faut-il que je sois si faible ?

Je ne peux pas juste tourner la page et avancer ?

Il faut croire que tout nous rattrape toujours.

L'ivresse de notre haine - gxgOù les histoires vivent. Découvrez maintenant