Aucun regret

Chapitre 4 - Une heure de lunch mouvementée

Le moment de la pause repas arrive enfin. J'en profite pour aller imprimer des partitions supplémentaires pour ceux qui vont exceller à leur audition. Sans vouloir les submerger de travail, je crois que certains pourraient souhaiter s'améliorer davantage. J'enseigne à une classe de deuxième secondaire dans moins d'une heure. Une partie de moi espère que cette classe sera plus facile que celle d'Isabelle. Je me dépêche pour me rendre au salon des enseignants pour avoir assez le temps d'effectuer ma tâche et de manger au réfectoire. J'ai décidé d'éviter l'endroit, car la plupart de mes anciens professeurs travaillent encore et ils me perçoivent comme une petite fille de 12 ans au lieu de me traiter comme une femme de 28. Je me mentirais si je ne m'avouais pas que je ressentais la même chose. La directrice n'est pas la seule qui me donne des frissons.

Quand je suis entrée dans la salle de madame Gravel ce matin pour me présenter, je m'attendais presque à ce qu'elle me demande de m'assoir au premier pupitre à gauche comme à l'époque. Je me souviens peu des moments vécus avec elle, mais dès que j'ai vu mon bureau, les longues heures à prendre des notes me sont revenues à l'esprit. J'aimais bien sa classe, mais je me rappelle des garçons qui me jetaient des boules de papier sans arrêt. À l'époque, on ne parlait pas autant d'intimidation. Heureusement, nous avons eu une bonne conversation et je lui ai promis de venir la visiter quelques fois pendant les pauses.

J'arrive à la porte de la salle des enseignants, un collègue l'ouvre brusquement et échappe du café sur mon t-shirt blanc. Je soupire en réalisant que je ne peux pas camoufler la tâche. Je regrette d'avoir remis mon chandail des Beatles noir qui se trouvait juste à côté de celui que je porte dans le tiroir.

⸺ Je suis désolé. C'est la folie du premier jour et j'ignore où j'allais.

Il n'attend pas ma permission pour nettoyer le dégât avec des serviettes. Je m'apprête à lui demander d'arrêter quand il passe près de ma poitrine et que son regard rencontre le mien. Sous le choc de l'affrontement, je n'avais pas réalisé que j'avais foncé sur Mathieu.

⸺ Encore toi ! Est-ce que tu m'espionnes ?

Ma patience a atteint sa limite à cause des deux clowns de ce matin et je lui réponds abruptement. Impossible de rectifier mon erreur, même si je le souhaitais. Je cherche mon souffle pendant qu'il m'observe, surpris de ma réaction qui est à l'opposé de celle de notre précédente rencontre.

⸺ Ravie de te revoir aussi Alyson.

Au lieu de me crier, il tente de prendre la situation avec humour. Ma colère descend d'un cran quand je fixe ses yeux bleus. Je hoche la tête pour qu'il continue la conversation. Aucun autre collègue n'a remarqué mon humeur massacrante et Mat hésite entre rester et me tourner le dos. Dès qu'il aperçoit mon sourire, il choisit de demeurer sur place. Il doit douter de ma santé mentale et que je suis incapable de contrôler mes émotions.

⸺ Est-ce que je peux t'inviter à la cafétéria ? J'espère que cela va te changer les idées.

Il voyait bien qu'il n'était pas la cause de ma colère. Toutefois, je n'arrive pas à croire qu'il désire passer du temps avec moi, je réfléchis avant de lui transmettre ma réponse.

⸺ J'accepte ! Je dois photocopier des documents, je te rejoins au rez-de-chaussée dès que j'ai terminé.

⸺ Bonne chance, j'ai l'impression qu'on me juge comme un adolescent chaque fois que je franchis cette porte.

⸺ Je pensais exactement la même chose avant qu'on se fonce dessus. J'ai décidé de la traverser seulement par nécessité.

Je rentre dans la salle à la recherche d'un veston qui traine pour cacher la tâche qui refuse de disparaitre. Sur le coup, je ne trouve rien, mais je me souviens que j'ai apporté mon manteau en cas de pluie. L'unique problème, c'est qu'il a traversé plusieurs époques. Je le gardais seulement parce que je le trouvais confortable. Pendant que la photocopieuse fonctionne, je me rappelle ce que je m'étais promis en août. Ma carrière compte trop pour que je la ruine pour un simple coup de foudre. Je regrette presque d'avoir donné suite à la demande de Mathieu. Pourtant, je désire plus que tout de mieux le connaitre. J'agrafe mes documents et je mets ma veste à capuche pour me rendre à la cafétéria.

J'ai pris tellement de temps à préparer les partitions que la majorité des élèves jouent à l'extérieur. Je n'attends pas en ligne pour obtenir ma poutine. Mon collègue lève les yeux surpris quand il me voit m'assoir à sa table, ce qui me confirme que nous avons bien choisi de manger loin de mes anciens mentors.

⸺ Si tu portais ta capuche, je ne t'aurais pas reconnue.

⸺ J'essaie de rester jeune et de passer inaperçue parmi la foule.

Après avoir ri un bon coup, nous discutons de nos plans de cours pour cette étape et nos aspirations pour le reste de l'année. Il m'apprend que cette journée est aussi compliquée pour lui. Simon excelle en sport, mais il refuse de l'écouter. Dès que Tom l'accompagne, il se révolte contre l'autorité. Mon instinct me dit que ce n'est pas seulement à cause du premier jour qu'ils agissent en crétin.

Il ne reste que trois bouchées dans mon assiette quand j'aperçois Isabelle se promener avec sa salade de poulet. Elle est sur le point de s'assoir à côté de Mélanie, mais le rebelle de l'école exécute un croc-en-jambe pour la faire tomber. J'assiste à son vol plané. Son repas se répand sur plusieurs mètres et l'adolescente atterrit sur les mains à quelques millimètres d'une table. Elle se relève immédiatement et court en direction des toilettes.

⸺ Excuse-moi, je dois rejoindre Isabelle.

Mathieu me dit quelque chose, mais je suis rendue trop loin pour l'entendre. Je décide de la suivre en ignorant les risques de rencontrer d'autres étudiants. Je scrute les environs et je vois qu'une seule paire de pieds qui dépasse des cabines. Elle arrête de se lamenter quand je cogne à la porte.

⸺ Isabelle, c'est Alyson. Est-ce que ça va ?

Dès que je termine de poser ma question, elle sort et pleure de plus belle. Je réfléchis à un moyen de la calmer quand elle se précipite dans mes bras. Je connais déjà la raison de sa tristesse, Simon et Tom l'ont insulté avant de procéder au croc-en-jambe. Je lui donne un mouchoir et j'attends que les larmes diminuent pour de lui proposer mon idée.

⸺ Est-ce que tu souhaiterais pratiquer en studio trois fois par semaine durant l'heure du lunch ?

⸺ Vous pensez que ça vaut la peine que vous vous investissiez autant avec moi.

⸺ Je t'ai entendu jouer, je suis convaincue que tu as le talent que je recherche. Je suis certaine que tu vas finir par te démarquer.

⸺ J'accepte d'essayer demain. Je vous confirmerais ma réponse après avoir parlé avec ma mère. Elle va sauter de joie d'apprendre que je travaille fort pour réussir, mais elle risque de refuser si cela nuit à mes études.

Je lui promets de m'organiser avec l'autre professeur de musique pour la location des salles insonorisées. Je dois discuter aussi avec la direction, si elle s'entraine trois fois par semaine. Je donne la feuille de permission parentale à l'adolescente. La pression que madame Malette lui met sur le dos m'inquiète un peu. Je l'ai rencontré à deux reprises et elle est impossible à oublier. Je comprends qu'elle aide sa fille à exploiter son talent, mais je désire qu'elle réussisse dans chacune de ses matières. À son âge, elle devrait garder les horizons ouverts.

⸺ Quel métier aimerais-tu faire après tes études ?

⸺ Je souhaite devenir une clarinettiste professionnelle.

⸺ Penses-tu à un plan B ?

⸺ Pas pour le moment et vous ?

⸺ Le chant et les instruments ont toujours eu une place privilégiée dans ma vie, mais l'histoire m'intéresse aussi. Je ne désirais pas mettre tous les œufs dans le même panier.

Isabelle réalise qu'elle doit y réfléchir et me fait signe que je peux quitter les toilettes. J'espère lui ouvrir les yeux. Elle semble moins triste, mais je demeure inquiète de la situation. Simon risque de continuer à intimider Isabelle et la prochaine fois, je n'arriverai peut-être pas à lui remonter le moral.