En avant, camarade Xue ! (2)

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Un grondement d'intensité croissante l'en arracha en lui ouvrant les paupières. Son premier réflexe fut de se plaquer contre la façade de l'immeuble pour ne pas abréger sa vie par une longue chute. Le cerveau embrumé, ses cinq sens se tirant un à un du sommeil, elle mit sa main en visière pour protéger ses yeux des rayons chauds qu'émettait ce rougeoyant disque céleste émergeant à l'horizon. L'odeur de la banlieue s'insinua dans ses narines, l'air frais et acide se déposa sur sa langue. Le grondement devint rugissement et recouvrit les rumeurs urbaines, les écailles et épines de la petite se dressèrent. Ses pupilles s'étant accommodées à la luminosité matinale, Xue appuya ses paumes contre ses tympans et pencha la tête en arrière.

La silhouette prédatrice d'un intercepteur apparut d'abord dans son champ de vision, puis un avion cargo obscurcit le ciel, volant avec lenteur, ses six réacteurs traçant autant de plaies grisâtres sur la voûte bleue. Des lumières clignotantes parcouraient le fuselage et les ailes du mastodonte. Sur son ventre, un serpent d'eau et un serpent de feu s'entrelaçaient autour d'un marteau, têtes tournées vers l'extérieur, gueules grandes ouvertes exhibant des crochets meurtriers, sans un regard pour la jungle de béton qu'ils survolaient. Deux intercepteurs supplémentaires veillaient sur son empennage, fermant le triangle de défense. Le cargo et son escorte s'éloignèrent en direction des champs d'usines, vers le soleil levant qui recouvrait le ciel de sang, et le hurlement des réacteurs s'atténua pour ne devenir qu'un bourdonnement lointain.

Xue décolla ses mains de ses ouïes et tendit un bras vers le monstre volant comme pour l'attraper, se demandant quels trésors pouvait renfermer son estomac. Son regard se perdit dans le paysage urbain et elle dut plisser les yeux pour distinguer les quatre gratte-ciels qui se dressaient par-delà la zone industrielle. Cette-dernière était parcourue de veines de bitume ou de métal sur lesquelles se déplaçaient camions et trains, traçant le chemin vers la destination de la petite Dragonne. Le périple allait être long.

Elle allait se mettre en route quand quelque chose protesta dans son ventre. Il lui fallait de nouveau se nourrir, et son instinct lui souffla que le toit des immeubles n'était pas le meilleur endroit pour dénicher de la subsistance. À contre-coeur, elle descendit de son perchoir pour fouler de nouveau le goudron souillé d'une ruelle. Elle délaissa les quelques œufs qui trônaient dans le passage, son palais ayant gardé le goût infect de leur contenance, et marcha vers un amoncellement d'ordures en tout genre. Ses narines et sa langue se mirent en quête de restes comestibles, grains de riz à moitié pourris perdus au fond d'un pot, arêtes de poisson sur lesquelles s'accrochaient encore quelques lambeaux de chair froide, résidus sucrés collés à un emballage plastique. Bien meilleur que de boire quelqu'un d'autre.

Plus ou moins rassasiée par ce festin, elle essaya de s'orienter par rapport au soleil et se mit en marche. Sans trop se presser, car après tout sa vie n'avait commencé que la veille. Alors que ses pieds raclaient la crasse du bitume, son regard tentait de s'arracher aux constructions oppressantes pour se promener dans le ciel, y cherchant l'air pur et enviant sa liberté.

Marcher, marcher, marcher. Ne faire de pauses que pour satisfaire ses besoins organiques. Ignorer les autres petits qui, parfois, commençaient à la suivre et tentaient d'entrer en communication avec elle en émettant une combinaison de sons incompréhensibles et d'odeurs complexes, puis l'abandonnaient pour retourner à leur propre errance. Son cerveau enregistrait davantage d'informations à chaque pas franchi dans ces ruelles oubliées par le soleil.

Une silhouette surgit devant elle. Beaucoup plus grande, d'une maigreur terrifiante et d'une puanteur abominable, campée en posture menaçante, babines retroussées et regard habité par l'intelligence la plus primitive. Un Saurien adulte qui voyait en elle un prolongement de sa survie. Tétanisée par un torrent acide qui se mit à pulser dans ses veines, Xue venait de découvrir la terreur.

Elle réussit pourtant à se jeter sur le côté lorsque l'agresseur bondit dans sa direction et sentit des griffes fendre l'air vicié là où s'était trouvée sa gorge. Elle tenta de décamper, mais le Saurien aux réflexes affutés par une éternité de disette s'était déjà rétabli et s'élança à sa poursuite en poussant des glapissements.

C'était déjà fini. Xue n'avait même pas vécu une journée entière, et voilà qu'elle allait servir de nourriture à une déjection de la rue. Allait-elle réapparaître dans un nouvel œuf et tout recommencer ? Ou juste cesser d'exister ? Cette simple idée démultiplia sa panique. Elle ne verrait jamais les tours lumineuses. À peine éclose, elle avait déjà perdu la guerre.

Puis le son sec d'un corps rencontrant le sol la ramena à la réalité. Plusieurs odeurs corporelles distinctes venaient de faire irruption dans l'atmosphère nauséabonde et convergeaient quelque part derrière elle. Elle arrêta sa course et se retourna. Son agresseur était à terre, les yeux humides de douleur et la gueule exaltant la terreur, encerclé par une demi-douzaine de petits qui le lacéraient de leurs griffes et le mordaient à pleines dents. Une Saurienne plus grande que le reste de la bande frappait la tête du prédateur devenu proie avec une barre de fer, répétant son geste avec une rage des plus bestiales. Le crâne de la victime se brisa avec un craquement écœurant, ses yeux se vidèrent de toute vie et la fragrance de son sang s'accoupla à celle du métal. Sa cervelle se répandit sur le bitume en une purée jaunâtre et fétide que la meurtrière s'empressa de dévorer. Les autres petits dépeçaient déjà le cadavre avec hargne, arrachant muscles et tendons avec de violents coups de mâchoires.

Xue resta figée par le spectacle, partagée entre le soulagement et l'horreur. Puis l'entremêlement d'effluves abjectes souleva son estomac et elle régurgita son maigre repas, pliée en deux. Le dernier regard de son agresseur s'était gravé sous ses paupières, ses ultimes phéromones affolées s'étaient imprimées dans ses narines. Xue venait de rencontrer la mort. Allait-elle être elle aussi réduite à attaquer et dévorer ses semblables ?

La chef de la bande sembla la remarquer, se redressa de toute sa taille et lui cracha une série de syllabes et de phéromones qui l'incitèrent à décamper sans se retourner. Courir. Fuir la rage et la terreur qu'exhalaient leurs corps, fuir la résignation, la sauvagerie et le désespoir qui brûlaient dans leurs yeux à tous. Des notions qu'elle commençait déjà à apprendre malgré elle.

NON. Elle ne finirait pas comme ça. Elle rejoindrait les tours lumineuses.

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