Nation Reptile

Soif de sang (4)

Xue tomba à genoux et sentit une puissante paire de mâchoires claquer au-dessus de sa tête. Barre de fer au poing, elle fit volte-face d'un vif mouvement de hanche et frappa les genoux de son agresseur. Celui-ci fit un pas en arrière et Xue profita de sa surprise pour se jeter sur lui. Tous deux foulèrent le tapis de débris dans une étrange embrassade et le Dragon, plus grand et plus fort, eut rapidement le dessus, jusqu'à ce que Xue plante les griffes de la main droite dans ses yeux. Il lâcha prise et poussa un hurlement épouvantable, permettant à sa victime de le repousser d'un coup de pied dans l'estomac et de se relever.

Xue contempla son attaquant se tordre de douleur au sol en émettant des sifflements plaintifs et des phéromones de terreur, les orbites ruisselant de sang. Il était temps de montrer à sa bande ce qu'il en coûtait de remettre en question son autorité. Elle brandit sa barre de fer, les veines gonflées de rage, prête à l'abattre sur le crâne de son adversaire, prête à frapper encore et encore jusque ce que sa cervelle jaunâtre se répande au milieu des ordures. Puis les paroles prononcées par la citoyenne peu de temps auparavant lui revinrent en mémoire avec une terrible netteté.

Tes propres peurs, tes rêves enfouis, la haine qui pulse en toi, tout deviendra plus clair lorsque tu croisera le regard de l'ennemi.

Le Dragon vaincu tourna ses yeux crevés vers elle, son corps hurlant sa peur de mourir à travers les filtres du masque à gaz de Xue. Celle-ci figea son geste et sa soif de sang laissa place au dégoût et à l'horreur. Xue, Dragonne maigrichonne qui avait si longtemps rechigné à la violence, s'était apprêtée à devenir l'exact genre de monstre qui la hantait depuis son deuxième jour.

Elle recula et abaissa sa barre de fer. Sa bande avait sûrement compris la leçon. Xue serait tranquille le temps d'atteindre sa forme adulte complète, après quoi elle s'engagera dans les usines, comme elle l'avait toujours prévu. Qu'importe les discours empoisonnants de la citoyenne, Xue ne deviendra pas une machine à tuer envoyée sur un bateau pour exterminer des hordes de Reptiles qui ne lui avaient jusque là rien fait.

Un concert de phéromones menaçantes la ramena à la réalité. Le reste de sa bande formait un demi-cercle qui se resserrait autour d'elle. Aucun d'eux n'avait l'air soumis ou apeuré. Le Dragon qui geignait au sol était le membre le plus apprécié du groupe, celui qui racontait les histoires sur le toit des immeubles. Et le masque que portait Xue semblait trop miraculeux pour ne pas tenter de s'en emparer.

Et comme Xue n'avait l'envie ni de se séparer de cette merveille, ni de se battre contre une demi-douzaine d'assaillants à la fois, elle fit le choix qui lui semblait de loin le plus intelligent : prendre la fuite.

Elle détala à perdre haleine, talonnée par ce qui fut sa bande. Aidé de son odorat augmenté, elle se jeta dans les ruelles les moins peuplées, espérant semer ses poursuivants dans un tel dédale, sans grand succès. Pire, d'autres Reptiles s'intéressèrent à elle, intrigués par le masque, et les plus vifs d'esprit comme de corps la prirent en chasse. Au milieu des phéromones vindicatives et des effluves d'ordures, Xue perçut les nettes fragrances de l'acier, de la poudre et du napalm quelque part plus loin. La jeune Dragonne fonça dans leur direction, une véritable horde à ses trousses, reniflant même l'effluve distinctive des Enragés quelque part derrière elle. On lui lançait des objets, briques, déchets, couvercle de poubelle, qu'elle s'efforçait d'éviter en pleine course.

Les poumons brûlants, Xue déboucha sur une large rue qu'elle commença à traverser sans ralentir. À sa droite, une patrouille de la Sécurité composée d'une dizaine de soldats et de deux mechas. Ses poursuivants à quelques pas derrière elle, la jeune Dragonne lança sa barre de fer vers l'un des soldats-citoyens juste avant d'entrer dans une autre ruelle. Elle entendit des protestations, les grincements de mechas qui se retournaient, les claquements des fusils automatiques que l'on armait, le vacarme des mitrailleuses et les cris de douleurs. L'odeur de la poudre et du sang explosa dans les narines de Xue, si bien qu'elle n'eut pas besoin de se retourner pour sentir chaque rafale perforer ses poursuivants. Connaissant le zèle de la Sécurité, elle n'imaginait que trop bien les cadavres s'amonceler dans la rue qu'elle venait de traverser.

La jeune Dragonne continua de courir, sentant l'air se rafraîchir à mesure que l'obscurité tombait sur la banlieue. Elle finit par s'arrêter dans un coin sombre, certaine que plus personne ne la suivait ou ne la regardait, et retira son masque à gaz avec regret. Ses narines furent de nouveau submergées par l'omniprésente putridité et la tentation de remettre le visage noirci était grande. Malgré les qualités extraordinaires de l'objet, elle ne tenait pas à attirer l'attention d'esclaves envieux ou la rafale d'un soldat sur les nerfs. Elle roula son trésor caoutchouteux en boule et la dissimula dans sa propre gueule, retenant un haut-le-cœur.

Xue réalisa qu'elle était de nouveau toute seule, avec nulle part ou aller, pas assez adulte pour s'engager dans l'Industrie ou l'Armée. Elle allait devoir se trouver une autre bande, continuer à fouiller les ordures des citoyens et éviter Enragés et Sécurité pour survivre.

Mais pour le moment, elle devait trouver un endroit sûr où dormir. Elle grimpa sur une canalisation, déterminée à passer la nuit le plus haut possible. Lorsqu'elle parvint au sommet du petit immeuble, elle remarqua qu'une autre bande avait eu la même idée qu'elle. Les autres la dévisagèrent avec intérêt, dans un silence oppressant. Puis ils se levèrent et marchèrent vers elle, et Xue doutait qu'ils allaient l'aider à se hisser sur le toit. La jeune Dragonne entreprit de redescendre aussi vite que possible, glissant presque le long de la canalisation. On ne la suivit pas, on la regarda juste atterrir et déguerpir.

Dans la ruelle, les autres Reptiles la considéraient avec attention. Xue voulut déglutir, mais le masque hathï compressé dans sa gueule rendait l'exercice difficile. C'était comme si le reste de la banlieue était au courant de ce qu'elle cachait entre ses mâchoires. Combien d'entre eux avaient assisté à la poursuite ? La jeune Dragonne continuait à marcher, pressant le pas, quand une silhouette menaçante apparut à l'angle d'une immeuble, pistolet-mitrailleur au poing. Xue loucha sur l'arme, puis rencontra les yeux froids de l'Enragé. Elle rebroussa chemin, essayant de ne pas céder à la panique, progressant au hasard dans le dédale de béton. Surtout ne pas courir. Ne pas donner d'indice sur le trésor qui asséchait sa gorge.

Elle déboucha sur une plus large rue, et remarqua un attroupement de Reptiles sous un large panneau. Ils semblaient attendre quelque chose, et Xue parvint à distinguer sur l'enseigne deux serpents enlacés autour d'une masse d'arme. Non loin de là, une patrouille de la Sécurité progressait aux aguets. Sentant des regards la traverser de part en part derrière elle, la jeune Dragonne se décida à marcher vers le groupe, résistant à l'envie de courir, aussi bien terrifiée par ce qui la suivait que par les soldats-citoyens. Elle rejoignit le petit rassemblement, et à son plus grand soulagement personne ne sembla faire attention à elle.

Le poison hypnotique de la citoyenne ne cessait de passer en boucle à l'intérieur de son crâne. La patrouille de la Sécurité ralentit près de l'enseigne. Un groupe d'Enragés attendait de l'autre côté de la rue, leurs regards allant et venant entre les soldats en armures noires et Xue. Le masque caoutchouteux absorbait toute la salive de celle-ci. Se faire tirer dessus par des Sauriens sur le Continent ou être éviscérée par des Enragés ici, dans la banlieue : Xue avait connu des dilemmes plus agréables. Une seule certitude : elle n'abandonnerait son trésor à personne.

Un bus à triple étage aux couleurs de l'Armée s'arrêta à côté du panneau, dissimulant la meute d'Enragés du regard de Xue. Les portes s'ouvrirent dans un grincement sinistres et les futures recrues s'y engouffrèrent une par une. Xue leva les yeux vers ceux, fatigués, du conducteur. Elle prit une longue inspiration.