Nation Reptile

Rêve violet (3)

Le lendemain matin, Métisse s'étudia longuement dans le miroir de sa chambre, se demandant lesquels de ses traits étaient hérités de Mère ou de Père. Elle essaya de s'imaginer les Guides, mais l'interdiction totale de représentations graphiques des deux dirigeants suprêmes rendait la tâche difficile. Il y avait bien quelques vieilles photographies disséminées dans Notre Guerre, mais les têtes de Père et de Mère y avaient été soigneusement gommées et remplacées par des halos éclatants. Lumière lui assura que si elle se montrait à la hauteur, Métisse aurait le privilège de les rencontrer un jour, tout comme sa créatrice en avait eu le droit quelques années auparavant.

Déterminée à devenir ce que l'on attendait d'elle, Métisse fut très tôt amenée devant un grand écran qui l'abreuva de séquences éducatives diverses. Les plus fascinantes dévoilaient des combats féroces opposant des soldats en armures, mechas, avions et navires, marqués d'un serpent de feu et d'un serpent d'eau entrelacés autour d'une masse d'arme, à d'autres Sauriens ou Dragons vêtus d'uniformes variés, désignés comme barbares ou hordes de nations ennemies. Sur mer, dans les airs, en ville, dans une jungle ou des tranchées, en plan large ou en vue subjective : la violente beauté des batailles l'hypnotisait dans toutes ses déclinaisons. Elle restait des heures à contempler gerbes de feu, de débris et de sang danser devant ses yeux, ses ouïes comblées par la symphonie de hurlements, claquements de mitrailleuses, déflagrations, grincements mécaniques et rugissements de réacteurs. Les paysages somptueux, riches et sauvages qui accueillaient ces orgies meurtrières la faisaient voyager sans quitter sa cage blanche.

Métisse trouva sa vocation alors qu'elle regardait une nouvelle vidéo de combat. Voir, entendre, respirer et goûter la guerre de l'autre côté de l'écran. Devenir l'une de ces magnifiques machines à tuer qui propageait la parole des Guides en plein cœur d'excitants territoires inconnus, dans des brasiers et des mares de boue et d'hémoglobine. Décimer l'ennemi en le regardant dans les yeux. Voilà comment elle ferait triompher son pays tout en incarnant le summum de l'Évolution. Voilà quels genres d'exploits l'amèneraient devant les Guides.

Ce fut avec une ardeur débordante que Métisse entama de rigoureux exercices physiques censés affuter son corps à la bataille. En parallèle, une rigoureuse éducation en langue, lecture, mathématiques, histoire, géographie et sciences se chargeait de nourrir et muscler son jeune cerveau.

Si l'aspect intellectuel de sa croissance ne lui posa aucun problème, apparaissant même plutôt facile, le côté physique se révéla d'abord pénible, puis frustrant, et enfin inquiétant. Les phéromones de Lumière se chargeaient jour après jour d'angoisse à mesure que sa jeune protégée interrompait ses exercices à bout de souffle, muscles, articulations et poumons en feu, prête à régurgiter son propre cœur. Pourtant Métisse ne s'avoua pas vaincue, persistant à entreprendre sa gymnastique quotidienne dans l'espoir que son corps s'accoutumerait à l'effort comme son cerveau s'était accoutumé à la connaissance. Il lui fallut l'interdiction d'accès à la salle de gym, après plusieurs décades d'échecs, de tests médicaux, d'injections et de discussions épouvantées entre les Sauriens et Dragons en combinaisons blanches pour comprendre à quel point la situation était critique.

Métisse essaya cependant de ne pas trop s'inquiéter. Lumière allait trouver une solution au problème, comme toujours. La Saurienne n'était-elle pas l'un des Reptiles les plus intelligents du pays, voire du monde ? Lorsque la doctoresse entra dans sa chambre ce jour là, Métisse bondit de son lit, excitée d'entendre comment elle allait surmonter l'obstacle.

Elle n'écouta qu'à moitié les explications cliniques de la doctoresse, quelque chose à propos d'incompatibilité génomique inter-espèce, de génie génétique expérimental, d'organes défectueux, d'hormones et enzymes incorrectement synthétisées, de système immunitaire déficient. La seule chose qu'elle voulait savoir, c'était comment Lumière allait la réparer.