Nation Reptile

Le miracle de Métisse (2)

Le Noyau, niveau supérieur de la capitale, était un espace reposant, où les somptueux édifices de conception avant-gardiste s'élevaient à des distances confortables les uns des autres. À chaque angle de la superstructure carrée s'élevait un gratte-ciel identique à celui que venait de quitter Métisse. Les quatre plus majestueux édifices du monde reptilien civilisé, prouesses d'ingénierie et d'art, transperçaient les nuages pour narguer les étoiles, et la jeune adulte habitait dans l'un d'eux. Les visages des quatre Têtes de la Grande Nation Hybride s'affichaient avec fierté sur les façades des quatre tours, orientés vers l'intérieur du Noyau.

Museau aux contours apaisants, gueule légèrement de biais, branchies peignées vers l'arrière, Lumière, Tête de la Connaissance, dirigeait son regard idéaliste vers l'inconnu et l'avenir, un regard que Métisse aimerait sentir dans son dos chaque fois qu'elle quittait la tour.

Gueule féroce aux traits belliqueux, épines longues et acérées, regard conquérant braqué sur l'ennemi, la Tête de l'Armée, Shosha, ne semblait pas se reposer de sa récente victoire au large du Continent et préparait déjà les batailles pour les colonies.

Faciès bouffi et jovial, écailles ternies qui faisaient état de son âge avancé, épaisse touffe de branchies sous les narines : la Tête de l'Industrie, Tekko, posait un regard bienveillant, juste mais sévère, sur les citoyens de rang supérieur qui s'agitaient en contrebas.

Museau étiré, fin et osseux, épines plaquées sur le côté en une raie précise, regard métallique, glacial et incisif, qui transperçait chaque individu allant et venant sur le Noyau. Une paire d'iris qui pénétrait votre âme pour en fouiller chaque recoin et y déterrer le moindre désir vaguement déviant, la plus ridicule pensée criminelle, le plus enfoui sentiment anti-patriotique. Et rien ne pouvait lui échapper, avec ses soldats qui quadrillaient les villes et leurs banlieues, ses innombrables capteurs installés jusque dans la moindre ruelle et ses milliers de drones de surveillance qui survolaient le pays. Typhon, Tête de la Sécurité, premier apôtre des Guides et héros de la Révolution, veillait au grain à la pureté de la Nation. Et à la vôtre.

Métisse roulait vers la place centrale du Noyau. Quelques drones de la Sécurité patrouillaient dans le ciel rougeoyant, scrutant la moindre activité avec leurs senseurs optiques perçants. Plus loin, une dizaine de bataillons de l'Armée répétaient la parade du Jour des Guides, avançant en ordre de bataille, martelant le sol de leur pas cadencé. Un gigantesque écran, sous lequel des mechas de chantier s'affairaient à assembler une haute tribune, se dressait devant une esplanade recouverte d'une foule compacte. Des séquences de la récente bataille s'agitaient sur la dalle de verre sous les vivats des milliers de spectateurs. Une compilation des meilleurs moments, un montage dynamique qui regroupait les haut-faits les plus spectaculaires des deux camps.

Comme beaucoup, Métisse avait suivi les combats en direct sur le Réseau, savourant sur l'instant le triomphe de la Grande Nation Hybride sur l'armada hathïe, exploit qui rouvrait le passage à des renforts pour les colonies attaquées. Elle était restée cloîtrée dans sa chambre du matin jusqu'au soir, les yeux rivés à son écran individuel, jonglant entre les angles des centaines de capteurs, embarqués sur les navires, les avions ou les soldats, qui n'avaient pas perdu une miette de l'affrontement.

Et son exaltation n'était toujours pas retombée ce soir là, cinq jours après la bataille. En phase avec les acclamations du peuple, la citoyenne ne pouvait empêcher ses écailles de se dresser avec rage lorsqu'un bâtiment de l'Armée coulait sous les assauts ennemis, ou de frémir d'extase dès qu'un vaisseau hathï disparaissait dans une gerbe de flammes et de débris. Métisse resta quelques instants à se délecter du spectacle, puis se décida à reprendre son chemin vers le niveau inférieur.