Rêve violet (1)

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Un briquet, une seringue, un stylo, un inhalateur, un globe d'eau et un communicateur flottaient dans les airs autour de Métisse Eau-et-Feu, comme un essaim d'astéroïdes colorés gravitant autour d'un embryon de planète. Le premier Hybride saurien-dragon, âge un an, assise en tailleur sur un lit au milieu d'une agréable chambre aux stores tirés, expira et affina ses pensées, ignorant la menace d'une migraine. Ses yeux étaient fermés, mais nul besoin de voir. Elle était à l'écoute des objets, des vibrations qu'ils lui envoyaient, et elle y répondait avec ses propres ondes, leur commandant de rester en apesanteur par la seule force de sa pensée. Métisse sentait.

L'orbe liquide s'approcha de son corps squelettique, recouvert d'un maillage d'écailles violettes, puis de sa gueule aux lignes tranchantes mâtinées de contours arrondis, branchies et aux épines entremêlées sur le crâne, et se déposa sur sa langue tendue entre ses mâchoires écartées.

Métisse savoura le goût sucré des médicaments dissous dans l'eau, un neurotransmetteur de synthèse mélangé à un anti-douleur réservé aux cas extrêmes, avant de l'avaler. Elle sentit la drogue se répandre dans ses entrailles et rejoindre ses veines, et s'imagina les molécules se fixer sur leurs récepteurs, à la surface des cellules nerveuses, pour faire taire les signaux d'alarme qui crépitaient entre ses synapses, comme Lumière le lui avait appris. La douleur se fit plus silencieuse et le flux de ses pensées se fluidifia, affermissant sa maîtrise. La jeune Hybride ouvrit les yeux alors que le temps ralentissait et l'espace se dilatait autour d'elle.

Métisse ne s'était jamais sentie aussi sereine : c'était la première fois qu'elle parvenait à déplacer autant d'objets en même temps sans avoir le cerveau incendié par un violent mal de tête. Elle jeta un coup d'œil rapide sur la porte verrouillée, puis sur les stores qui recouvraient sa baie vitrée et la dissimulait au reste de la Mégalopole de Kyojin. Pas de bruits ni d'odeurs suspectes aux alentours. Seule au monde.

Métisse ouvrit son esprit au reste de sa chambre, à tout ce qui lui envoyait des vibrations métalliques ou des ondulations aquatiques. Elle ressentait chaque os d'acier de son fauteuil, de son bureau et de son lit, chaque clou planté dans chaque meuble, chaque circuit de cuivre qui garnissait ses appareils électroniques, chaque goutte d'eau dans son verre vide, et leur répondit à tous avec autorité. Son fauteuil s'éleva à son tour au-dessus du sol et orbita autour d'elle. Le bureau suivit, ainsi que ses étagères et leur contenu électronique. Puis son lit se libéra à son tour de la gravité et flotta vers le plafond, avec elle dessus. Toujours sans esquisser le moindre geste, Métisse chargea une capsule dans son inhalateur et la déchargea dans ses poumons, calmant les brûlures naissantes et prévenant l'emballement de son cœur.

Comment réagirait Lumière si celle-ci décidait de faire irruption dans sa chambre ? La doctoresse serait-elle émerveillée ou terrifiée par ce que son imparfaite création était capable de faire ? Comment partagerait-elle la nouvelle avec les médecins, scientifiques et ingénieurs, qui scrutaient déjà la fragile Métisse sous toutes les coutures en dehors de ces rares et précieux moments de solitude ?

Comment réagiraient les Guides ? L'accepteraient-ils comme incarnation du Reptile suprême ? Ou ordonneraient-ils son élimination en tant que menace pour la Nation ?

Écartant ces pensées et prise d'une intuition soudaine, l'Hybride actionna le briquet. Une flammèche naquit devant elle, et Métisse perçut un langage affolé, rapide, changeant, bien différent de celui des métaux ou de l'eau. Un langage qu'elle arriva néanmoins à comprendre, et auquel elle put s'accorder. La flamme se pencha sur un côté, puis sur l'autre, s'étira, se rétrécit, tournoya comme une hélice. Une puissante excitation s'empara de Métisse. Elle avait prise sur le feu.

L'euphorie de la découverte et l'orgueil de la réussite la poussèrent à s'aventurer vers une bien plus grande difficulté : communiquer avec des tissus vivants. La veille, Métisse n'avait réussi à comprendre les vibrations de sa petite plante et à lui faire courber ses feuilles qu'au prix d'une terrible migraine et d'un saignement de narines. Mais ce soir, elle contrôlait tout ce que sa chambre avait de métallique, était parvenue à manipuler le feu, et se sentait encore pleine d'énergie. Rien ne pourrait l'arrêter.

Métisse tourna toute son attention vers les vibrations de son propre corps. Après quelques respirations, elle ressentit l'eau qui composait une grande partie de son si complexe organisme, puis parvint à visualiser les couches de cellules qui assemblaient ses écailles et ses muscles, le sang pompé dans ses veines et le fer accroché aux hémoglobines, l'activité électrique de ses neurones et le réseau nerveux qui s'étirait jusqu'au extrémités de ses membres. Une protestation résonna à l'intérieur de son crâne.

Toujours sans bouger, Métisse s'injecta une nouvelle dose de neuro-transmetteurs, puis entra en complète communication avec son enveloppe extérieure. Son cerveau commença à gémir de douleur, elle l'ignora. Son corps se libéra peu à peu de la gravité. Son estomac se souleva de nausée. Pas maintenant. Elle s'élevait au-dessus de son lit, plus haut, vers le plafond, vers le triomphe. La migraine s'accentua et son cœur s'accéléra. Plus tard. Elle flotta vers la fenêtre. Un liquide métallique coulait de son museau. Métisse Eau-et-Feu, le Reptile suprême, volait.

Et toutes les vibrations cessèrent.

Ce fut comme si le cerveau de l'Hybride se déchirait en quatre morceaux et que son corps cherchait à évacuer tout son sang par ses narines. Figée par l'atroce douleur, son regard se troubla alors que la gravité reprenait ses droits dans l'enceinte de la chambre. Impuissante, Métisse sentit ses meubles, leur contenu, son lit puis elle-même retomber avec fracas sur l'impitoyable surface chauffée.

L'adrénaline réveilla ses muscles physiques et elle chercha avec panique son inhalateur et ses pilules parmi les vis, les morceaux de métal, de bois, de plastique ou les composants électroniques qui tapissaient désormais le sol de sa chambre. Désespérée face à la vague de douleur qui broyait ses entrailles et incendiait la moindre de ses terminaisons nerveuses, elle faillit avaler une bille d'encre, la confondant avec une capsule de drogue.

Puis elle vomit un long jet visqueux d'hémoglobine et son esprit plongea dans les ténèbres absolues.


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