Le restaurant rapide qu'elle venait de quitter n'était plus qu'un brasier rugissant. L'explosion avait sévèrement endommagé les établissements voisins, et soufflé les voitures stationnées. La rue était jonchée de morceaux de verre et de lambeaux sanguinolents, des tracts noircis voletaient ça et là. L'air empestait les écailles brûlées, et les lamentations des mourants résonnaient dans les flammes et la fumée.
Sentant la bile remonter le long de sa gorge, Métisse se mit à chercher avec frénésie les boutons de son masque à gaz, avant de se souvenir pour la seconde fois que celui qu'elle cherchait se trouvait dans le coffre de sa moto. Elle sentit alors un ruisseau d'urine couler par saccade le long de sa jambe en rythme avec les battements affolés de son cœur. C'était la première fois qu'elle voyait la mort d'aussi près.
L'un des bouts de papier s'échoua à ses pieds, et Métisse le regarda pendant quelques instants, comme s'il s'agissait d'une autre bombe, avant de se décider à le ramasser et à le lire.
SOULÈVEMENT, MAINTENANT!
Bientôt sera célébrée la trente-et-unième année d'oppression totalitaire, la trente-et-unième année d'un régime de terreur qui n'a que trop duré ! Combien de guerres, combien de génocides, combien de nos frères et sœurs réduits en esclavage, torturés ou exécutés pour avoir oser se dresser contre les tyrans, avant que nous nous réveillons ? Combien de temps avant que le peuple réalise que ses fausses idoles, ce couple d'abominations qui se désignent comme Père et Mère et les fous sanguinaires qui leur obéissent n'apportent que la haine et le chaos ?
La Renaissance approche ! Une nouvelle ère de paix, d'harmonie et de justice nous attend ! Réveillez-vous, levez-vous et brisez vos chaînes !
LA RÉSISTANCE VIT !
Métisse resta interdite, relit le texte une seconde fois, puis le déchira avec hargne. Cette « Résistance », pathétique bande de sous-reptiles qui se font sauter dans des lieux publics au hasard, osaient accuser les Élus de l'Évolution, qui avaient apporté ordre, puissance et prospérité, d'être des agents du chaos ? Cette vermine terroriste venait de fournir une nouvelle raison de se faire exterminer.
Des soldats de la Sécurité accouraient vers ce qui restait du restaurant, armes en joue, disciplinés malgré leur retard. L'un d'eux s'arrêta près de Métisse, qui leva aussitôt les bras. Il ne sembla pas reconnaître le masque ennemi, et la laissa rapidement partir quand de nouvelles déflagrations se mirent à résonner dans la ville. Il lui était sans doute difficile d'imaginer une terroriste qui resterait sur le lieu de son crime à trembler et à se pisser dessus.
***
Métisse roulait à toute vitesse, zigzaguant entre les quelques véhicules matinaux. Deux injections au poignet avaient été nécessaires pour éviter de justesse une crise. Et elle était plus enragée que jamais.
Cet aperçu du chaos avait ravivé la flamme de sa motivation. Elle connaissait désormais sa cible : ces immondes traîtres qui échappaient au gigantesque réseau de surveillance en se dissimulant parmi les honnêtes citoyens. Elle savait ce qu'elle devait faire : les arrêter et les éliminer avant qu'ils ne massacrent d'autres civils innocents. Métisse ne se laisserait pas prendre au dépourvu une deuxième fois, et ne rentrerait pas avant d'avoir testé son pouvoir sur un de ces dégénérés. La Résistance allait payer très cher pour ses crimes !
Métisse réfléchissait à toute vitesse. Comment distinguer un terroriste parmi la foule ? Peut-être pouvait-elle palper les passants de manière à détecter d'éventuels explosifs. Non, trop compliqué. En revanche, n'importe quel individu qui s'apprêtait à se faire sauter, quel que soit sa cause, se devait de ressentir un quelconque stress, ne serait-ce que la peur de l'échec. Peut-être pouvait-elle affiner son odorat, son nouveau masque aidant, pour repérer des phéromones d'extrême anxiété parmi la foule.
Alors que sa méthode se précisait, Métisse bifurqua vers une station-service. Les seuls autres clients étaient des véhicules de la Sécurité, avec deux mechas de combat et une dizaine de soldats en armures noires pour garder les réservoirs. Elle continua à réfléchir alors qu'elle faisait le plein, affinant sa stratégie, s'imaginant arracher un à un les membres de ces immondices par la seule force de sa pensée. Elle paya en liquide, enfourcha sa monture, l'élança hors de l'établissement et amorça un demi-tour pour retrouver l'avenue principale. Toute à sa rêverie sanglante, elle ne vit que trop tard la large flaque d'huile qui s'étalait en travers de sa route.
Le dérapage fut violent. La moto glissa sur une bonne vingtaine de pas avant de rencontrer le trottoir, éjectant Métisse au milieu du passage.
Le masque à gaz hathï était peut-être extraordinaire pour l'odorat, il n'était que de piètre facture contre les chocs physiques, si bien que Métisse resta quelques respirations allongée sur l'asphalte, à moitié assommée. Les drogues mêlées à son sang finirent par la réveiller et la jeune adulte prit péniblement appui sur le sol pour se relever. Elle releva la tête, se figea et glapit avec effroi.
Un gigantesque camion-citerne roulait plein gaz dans sa direction. Le conducteur, un Dragon, semblait absorbé par son communicateur et ne leva les yeux sur la jeune motarde qu'à une vingtaine de pas d'elle. Aucun crissement de pneu ne se fit entendre. Le chauffeur ne réagit qu'avec un regard désolé, et sa future victime ne put que brandir sa paume ouverte à la face du monstre d'acier qui allait l'emporter.
L'avant du camion s'écrasa contre un mur invisible, juste devant la main de Métisse. En l'espace d'un dixième de respiration, le visage du Dragon passa de la fatalité à l'incrédulité, avant de se transformer en une boue sanguinolente qui se mélangea à l'acier broyé du moteur, au caoutchouc distordu du pare-choc et aux éclats de verre du pare-brise pulvérisé. Sa propre énergie cinétique retournée contre lui, l'imposant véhicule fut réduit en un amas de métal hurlant et sa citerne fut balayée vers les réservoirs de la station-service, écrasant quelques soldats et emportant un mecha sur son passage.
La déflagration volatilisa les vitres des immeubles et la rue entière fut engloutie par une gigantesque boule de feu. Un ouragan de débris s'abattit sur le bitume. Seules Métisse et sa moto, qu'elle eut le réflexe de tirer vers elle sans bouger d'une écaille, échappèrent à la colère des flammes, condamnées à voir une rage incandescente se presser autour d'elles.
Métisse oublia la douleur de ses membres, enfourcha son fauve mécanique et s'élança, écartant le feu vorace sur son passage jusqu'à ce qu'elle jaillisse hors de l'enfer. Le reste de la rue était jonchée de décombres, de cendres et de corps parfois calcinés, parfois en plusieurs morceaux, parfois les deux. La motarde accéléra, poussa sur le côté les quelques soldats encore debout et évita les blocs de bétons et civils en travers de sa route. Elle ignora les hurlements et le grondement du brasier derrière elle, ignora l'odeur du carburant embrasé et des écailles calcinées, ignora le goût de la bile, de la panique et de la mort qui lui dissolvait la langue.
Métisse ne parvenait même pas à formuler une quelconque pensée concrète. Rouler, rouler hors de l'enfer, hors de leur vue à tous. Rouler hors de sa propre vue à elle.
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Nation Reptile
Научная фантастикаBienvenue dans la Grande Nation Hybride, archipel peuplé de Dragons et de Sauriens, sous le joug totalitaire de Mère et de Père, Guides et Élus de l'Évolution. Xue, une Dragonne, a éclos dans l'insalubre ghetto de la capitale et compte bien échappe...