Le miracle de Métisse (3)

23 2 1
                                    

Le génie visionnaire des Guides avait rendu la Grande Nation Hybride autosuffisante : l'Industrie produisait tout ce dont le pays et sa population avaient besoin, de la nourriture à l'électronique en passant par les médicaments, les véhicules et les armes. Pour soutenir et protéger la vibrante économie nationale, l'Industrie et la Sécurité interdisaient l'importation de produits étrangers sur le Sol Pur et ses colonies. Cette politique d'autarcie n'avait que peu d'impact dans la vie quotidienne des habitants : les citoyens vivaient déjà dans l'abondance pour pouvoir pleinement se consacrer à leurs tâches complexes, et leurs déchets suffisaient à faire survivre les esclaves assez longtemps pour l'exécution des basses besognes. Mais pour certains citoyens de rang supérieur comme Métisse, l'abondance n'était pas assez.

Dans leurs luxueux appartements du Noyau, les haut dignitaires s'arrachaient au prix fort les précieux articles du monde extérieur qui contournaient l'embargo via les colonies et pays vassaux et alimentaient un marché noir restreint et volatile. Les produits les plus convoités arboraient avec fierté les deux logos les plus prohibés : ceux de BioMega et Tech-Ion. Deux entités lointaines que Lumière désignait comme conglomérats multinationaux, dirigées par des Archanges et dont les ramifications semblaient s'arrêter aux frontières de la Grande Nation Hybride. Métisse elle-même avait été tentée par les communicateurs Tech-Ion gorgés de nanomachines, plus puissants que son propre ordinateur de bureau, et les drogues neuro-accélératrices BioMega à base de protéines artificielles. Mais quelques jours auparavant, l'Hybride avait trouvé bien plus exaltant sur un coin sombre du Réseau.

Le masque à gaz de guerrier d'élite hathï, trophée de guerre rescapé du crash d'un avion cargo dans le banlieue, avait été récupéré parmi les débris par un soldat de la Sécurité particulièrement cupide. L'objet avait coûté à Métisse la quasi-totalité de la petite fortune que Lumière lui allouait. Il était taillé dans une matière souple, sans aucune partie métallique, et ses filtres ne ressemblaient à rien de ce que produisait la Grande Nation Hybride. Il avait été noirci dans le brasier, perdant son motif camouflage originel, et Métisse en avait profité pour y dessiner le serpent de feu et le serpent d'eau. Quitte à œuvrer masquée, autant arborer les couleurs nationales.

Métisse eut l'impression de se vêtir d'un nouveau visage et de redécouvrir l'odorat une fois les valves ajustées sur ses narines, tant les odeurs environnantes étaient démêlées, nettoyées et amplifiées avec précision. Avec un tel équipement, l'ennemi disposait d'un avantage de poids.

Ainsi parée, elle reprit la route vers le centre-ville et débuta enfin sa première patrouille. Son regard se leva vers le Noyau et les quatre gracieux gratte-ciels qui s'y élançaient. Depuis le niveau inférieur, on ne pouvait distinguer que les emblèmes de la Grande Nation Hybride, grandioses et terrifiants, qui illuminaient les moitiés supérieures des interminables tours. Les quatre couples de serpents, enroulés autour d'un marteau vers l'est, d'une masse d'arme vers l'ouest, d'un pinceau vers le nord ou d'un bouclier vers le sud, contemplaient avec froideur la mégalopole déployée sous leurs regards perçants.

Son nouveau visage ne semblait pas trop attirer l'attention, comme elle le voulait. Pourtant, elle sentait davantage peser sur elle les milliers d'yeux électroniques de la Sécurité, ce qui renforçait son excitation. C'était comme si le pays entier attendait ses miracles.

Elle s'efforça de ne pas céder à l'ivresse urbaine nocturne et se concentra sur la foule qui se pressait sur les trottoirs et les véhicules qui encombraient les rues. Accident, vandalisme, vol, meurtre, attentat, attaque ennemie : Métisse Eau-et-Feu était à l'affut du moindre incident, prête à sauver la situation.

L'Hybride fit avancer sa moto jusqu'à un passage piéton et profita de l'arrêt pour s'étirer. Elle voulut inhaler une dose de gaz anesthésiant, mais se souvint trop tard qu'elle ne portait pas le bon masque. Pas d'inquiétude : des seringues attendaient dans le coffre. Elle étudia alors la foule qui traversait la rue devant elle. Quelques Reptiles regardaient avec nervosité autour d'eux, au cas où un terroriste s'apprêterait à se faire sauter à leur côté, le reste semblait plutôt détendu, vaquant à diverses occupations. Les valves du masque hathï isolaient la signature olfactive de chaque individu, et aucune n'était chargée de phéromones suspectes. D'ailleurs, à quoi était censée ressembler une phéromone suspecte ?

Nation ReptileOù les histoires vivent. Découvrez maintenant