Une vraie Reptile (1)

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Toute à ses projets, Xue ne perdait pas pour autant sa clairvoyance : il lui fallait impérativement se trouver une bande pour survivre à sa première mue. Son charisme inexistant écartant la possibilité de fonder la sienne, elle avait pris le temps d'étudier les différents groupes de petits qui vagabondaient de décharge en décharge. Pitoyables embryons de sociétés, avec leurs grossières échelles hiérarchiques qui opposaient le plus agressif au souffre-douleur et leurs lots de soumis qui s'accrochaient aux barreaux intermédiaires.

Elle finit par en choisir une, menée par un jeune Saurien proche de l'âge adulte, en apparence ni trop violent, ni trop stupide, et à l'odeur soutenable. Elle s'approcha en lui tendant un sac de riz intact, découvert après des heures de fouilles qui lui avaient valu de nombreuses entailles. Une offrande inestimable, qui lui valu d'être aussitôt acceptée avec les honneurs dans ce microcosme social.

Bénéficiant d'une brève aura aux yeux de ses congénères, sa première mue put ainsi se dérouler dans des conditions plus sécurisante. Se retrouver aveugle du jour au lendemain avec une couche d'écailles qui tombait en lambeaux n'était certes pas rassurant, mais elle avait suffisamment appris avec son odorat et son ouïe pour franchir l'épreuve de la cécité passagère avec l'aide attentionnée du reste de la bande. Son enveloppe neuve l'avait fascinée pendant une journée entière. Ses écailles ardentes lui renvoyaient déjà les scintillements des lointains gratte-ciels.

La bande tournait en rond dans la banlieue, visitant décharge après décharge, se regroupant chaque nuit au sommet d'immeubles, les Dragons se collant aux canalisations et aux cheminées, les Sauriens se recroquevillant à même le sol frais. Parfois, avant de s'abandonner au sommeil, le petit groupe se rassemblait en cercle pour parler avec animation de l'extérieur. Un jeune Dragon, le deuxième barreau de la hiérarchie du groupe, avait appris quantité d'informations passionnantes en suivant quelques Enragés. Il expliqua à Xue que ceux qui habitaient les tours lumineuses du centre-ville étaient appelés citoyens et éclosaient dans de grands bâtiments où l'on incubait des milliers d'œufs. Que c'était leurs immondices et ceux des usines que les camions-bennes charriaient pour remplir les fosses. Que les soldats, mechas et drones qui patrouillaient dans les banlieues appartenaient à la Sécurité, composée exclusivement de citoyens. Que les légions qui combattaient les barbares hors de la Grande Nation Hybride constituaient l'Armée, uniquement accessible aux esclaves adultes, aux survivants.

Quelques mois après son entrée dans la bande, les écrans cessèrent de montrer les scènes de guérilla du Continent pour dévoiler de vastes étendues d'eau en proie à un enfer de feu et d'acier. Le spectacle de ces apocalyptiques batailles navales, à des lieues des combats dans la jungle auxquels ils étaient habitués, tétanisaient des foules entières d'esclaves. On y voyait de titanesques bâtiments de guerre marqués des deux serpents à la masse d'arme, destroyers, croiseurs, cuirassés et porte-avions, vomir avec haine bordées d'obus, pluies de missiles et meutes d'avions de combat sur la flotte ennemie. Ceux-ci répliquaient avec une hargne similaire et envoyaient de gigantesques reptiles ailés, aux pattes atrophiées serrant des bombes, s'écraser sur les navires de l'Armée pour les éventrer de colossales gerbes de flammes et de débris. Xue ne parvenait pas à se décider qui, de ces monstres volants cracheurs du feu ou des intercepteurs affutés comme des lames découpant les cieux, constituait la plus terrifiante des visions. Toujours était-il que les attaques suicides des créatures traversaient souvent le ballet d'avions de combat et le crépitement des canons anti-aériens pour détruire un grand nombre de vaisseaux. Et à la fin des séquences, le même message martelé d'une voix grave : REDOUBLONS D'EFFORT POUR STOPPER L'ENNEMI !

De temps à autres, les écrans retransmettaient de violents combats dans les colonies, où d'immenses monstres reptiliens semaient chaos et destruction dans des villes entières. L'Armée n'avait plus affaire à de simples barbares. Si Xue n'était guère réceptive aux enjeux du conflit et s'arrêtait aux images de destruction, le reste du groupe se passionnait pour cette guerre, en particulier le chef de bande qui s'irrita très vite du manque d'intérêt qu'y portait sa nouvelle recrue.

Sa dégringolade de l'échelle de la bande fut annoncée au crépuscule d'une chaude journée d'été, alors que la troupe détalait dans les rues, poursuivie par un groupe d'Enragés. Pendant que Xue et les autres attendaient à l'extérieur, le meneur était parvenu à s'introduire dans un de leurs repaires pour leur voler une bouteille remplie d'un liquide violet, et les quatre ou cinq Reptiles adultes à leurs trousses entendaient bien récupérer l'objet. Alors que les Enragés semblaient sur le point d'être semés dans le dédale de béton et d'effluves en tout genre, le jeune Saurien se tourna vers elle en pleine course, lui jeta un regard méprisant et lui asséna un puissant coup de coude dans l'estomac.

Les jambes de Xue se dérobèrent et elle s'effondra sur l'asphalte crasseux, le souffle court, désorientée. Elle vit le reste de sa bande disparaître dans l'angle d'une ruelle, entendit les Enragés qui arrivaient derrière elle. Garda les yeux grand ouverts, espérant voir l'un de ses congénères revenir sur ses pas pour lui porter secours. Attendit jusqu'à ce que ses poursuivants soient sur elle. Ferma les yeux.

Elle couina lorsqu'un pied lui brisa quelques côtes et l'envoya glisser sur le bitume. Glapit lorsque deux mains se plantèrent dans les écailles de ses épaules pour la relever et la plaquer contre le mur. Hoqueta lorsqu'une averse de coups de poings, de pieds et de griffes se déchaîna sur elle. La fragrance de son propre sang inonda son odorat et fit remonter un flot de bile dans sa gorge tandis qu'un torrent d'urine souillait ses jambes. La douleur déchirait son cerveau en hurlant entre chaque synapse. Elle espéra même recevoir un coup fatal, pour que le supplice prenne fin. Mais celui-ci s'éternisa, ses agresseurs apparemment déterminés à la garder en vie le plus longtemps possible. Puis l'orage s'arrêta et Xue glissa sur le sol maculé de pourpre et de pisse, ses membres ne répondant plus aux influx nerveux. C'est à peine si elle entendit les Enragés s'éloigner en l'arrosant d'insultes. Elle parvint à s'étonner qu'ils l'aient laissée en vie. Après tout, ce n'était pas elle qui avait dérobé leur précieuse bouteille, mais quelqu'un devait payer pour un tel affront.

Le soleil avait déserté le ciel et les ténèbres prenaient possession de la ruelle. Xue ne parvenait toujours pas à remuer la moindre parcelle de son corps. Jamais le froid nocturne n'avait paru aussi glacial. La jeune Dragonne ne lutta même pas pour rester éveillée. Au-delà de son regard, l'obscurité engloutissait les tours lumineuses. Plus d'espoir. Juste l'envie d'en finir, de faire taire la douleur qui irradiait de chacune de ses écailles. De quitter cet endroit une bonne fois pour toute, même si elle aurait préféré en sortir vivante. La banlieue et sa vermine avaient triomphé. La saveur de la mort était amère dans sa bouche.

Ses pensées se dispersaient. Il faisait si froid, si sombre... Son esprit se laissait envelopper par la nuit. Le supplice allait cesser. Le repos, enfin.

La paix.



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