Une vraie Reptile (3)

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La monstrueuse boule de feu s'éleva comme un deuxième soleil. L'onde de choc fit trembler la terre. Les débris enflammés plurent, transpercèrent les corps, découpèrent les membres. Une plaque frôla la tête de Xue, quelque chose s'échoua à ses pieds. Un bâtiment voisin s'effondra, suivi d'un autre, puis d'un troisième. L'effluve de l'apocalypse et ses fragrances de métal en fusion, de carburant embrasé et d'écailles carbonisées submergèrent la puanteur des lieux.

Il y eut un moment de flottement tandis que le déluge remplissait le cratère de boue. Puis les esclaves, petits comme adultes, blessés ou indemnes, se précipitèrent vers la carcasse dévorée par le brasier. Ils bondissaient par dessus les débris, trébuchaient sur des blocs de bétons, se piétinaient, se bousculaient, s'engouffraient dans les soutes béantes de l'avion cargo pour y affronter des flammes tout aussi affamées qu'eux et piller ce qui pouvait encore l'être.

Il fallut plusieurs respirations à Xue pour que reprenne le flux de ses pensées. Les martèlements de son coeur menaçaient de faire éclater sa cage thoracique, ses écailles neuves s'étaient hérissées et ses muscles tremblaient. Les plus petits de la bande s'étaient déjà jetés dans la fournaise pour récupérer une part du trésor. Quelques Enragés s'élançaient également, armes au poing, mitraillant la foule compacte. Le chef du groupe et ses sbires n'avaient pas esquissé le moindre mouvement, conservant une surprenante prudence dans un tel moment.

Le goudron poisseux vibra sous un rythme tant craint — KLANG-KLANG-KLANG-KLANG — qui se distingua de la tempête et des hurlements. Incapable de réfléchir, la jeune Dragonne plongea sous un morceau de tôle cabossé et érafla son dos de haut en bas. La douleur lui arracha un gémissement et l'odeur de son propre sang menaça de la faire vomir, mais la panique lui intima de se plaquer dans la boue. Un simple coup d'œil l'informa que le reste de la bande l'avait imité, certains allant même jusqu'à s'enterrer dans la vase.

KLANG-KLANG-KLANG-KLANG.

Quatre mechas surgirent d'une ruelle voisine. Leurs jambes massives piétinaient blocs de béton et plaques de métal comme si elles foulaient un vulgaire tapis de déchets en plastique. Les machines de combat se déployèrent autour de la carcasse, bras tendus vers l'attroupement d'esclaves. Le grondement des mitrailleuses et le rugissement des lances-flammes surmontèrent le déluge et la panique, et ceux qui se bousculaient autour des soutes n'eurent d'autre choix que de se laisser déchiqueter ou réduire en cendres. Lorsque les guerriers mécaniques relevèrent leurs avant-bras, la masse grouillante et bruyante avait laissé place à un silencieux amoncellement de cadavres.

Puis leurs avant-bras se transformèrent, remplaçant les armes que Xue avait trop de fois vu en action par de larges mains. Les mechas pénétrèrent un par un dans la carcasse éventrée pour en extraire ce qui restait de sa cargaison : restes de barils, énormes rouleaux de métal à demi-fondu, larges caisses blindées.

Un camion-benne arriva sur les lieux quelques instants plus tard et s'arrêta en marge de la désolation. Les machines traversèrent le champ de destruction pour remplir son conteneur avec le fret qu'ils avaient sauvé de la fournaise, inspectèrent une dernière fois l'étendue du désastre, puis repartirent à la suite du véhicule.

Xue repoussa la plaque de tôle d'un coup de pied et se redressa en chancelant. Plus loin, le chef de la bande bondit sur une boîte en fer que l'explosion avait projeté à une dizaine de pas de là. Le Saurien débarrassa l'objet de la boue qui le maculait, l'étudia, puis essaya de l'ouvrir en fracassant le mécanisme contre l'arrête d'un parpaing. Avec un déclic, la boîte se descella et révéla son contenu.

Le meneur ouvrit de grands yeux, y extirpa quelque chose de brillant et laissa tomber le contenant. Les autres membres du groupe s'approchèrent et restèrent à leur tour coi devant la découverte.

Un millier de voix se mirent à hurler dans la tête de Xue. La jeune Dragonne sentit son cœur accélérer. C'était maintenant. Le signal. Son heure. La récompense. Une intuition supérieure qui, sans qu'elle put se l'expliquer, prophétisait sa libération imminente.

Sans réfléchir à ce qu'elle faisait, elle marcha à son tour vers le chef de la bande avec un calme absolu. L'attention générale était braquée sur la trouvaille et personne ne lui accorda un regard. Xue s'agenouilla pour saisir le lourd parpaing, se releva et le brandit avec lenteur, comme si le temps s'était ralenti. Elle se remémora une dernière fois le regard méprisant et le coup de coude, le passage à tabac par les Enragés, la nuit passée à boiter dans le froid et les ténèbres, les saisons entières de sévices, puis abattit son bras.

Le parpaing pulvérisa le crâne du Saurien avec un horrible craquement, éclaboussant de sang et de cervelle la gueule de Xue. Sa victime lui rendit un regard vide, comme abasourdie par le brusque renversement de rôles, et son corps désarticulé s'effondra mollement dans la boue, vidant ses intestins et lâchant son trésor.

Les autres membres de la bande reculèrent tous d'un pas, terrifiés par la brutalité d'un tel coup d'état. Ils s'échangèrent des phéromones paniquées, apeurés par la perspective d'avoir la tête fracassée par leur ancienne bête noire, et prirent une posture de soumission. Xue les ignora et contempla la dépouille de sa toute première victime, qu'elle espérait être la dernière. L'image d'un autre Saurien au crâne éclaté par une barre de fer se superposa au cadavre étalé à ses pieds. Tiraillée entre l'euphorie et le dégoût, la jeune Dragonne lâcha le parpaing et se pencha pour récupérer le cercle de métal doré qui gisait dans la vase mêlée de sang.

Les images violentes des abordages durant la bataille de l'avant-veille lui revinrent en mémoire. C'était l'un de ces anneaux que les ennemis, des Sauriens, enfilaient dans leurs narines. Celui-ci, malgré sa petite taille, était parcourues de gravures détaillées représentant des monstres reptiliens fantastiques, tels que les créatures volantes et cracheuses de feu qui avaient coulé tant de navires. Xue l'inséra instinctivement dans ses propres narines, perforant avec indifférence la cloison qui les séparait, et balaya du regard les jeunes Reptiles courbés autour d'elle.

Submergée par une grisante pulsation de triomphe, elle écarta les bras, debout sous la pluie battante, pencha la tête en arrière et siffla dans l'orage.



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