Rêve violet (4)

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Il lui fallut plusieurs décades à attendre en vain une visite de Lumière avant que Métisse ne se fasse à l'idée que sa créatrice n'était pas prête de lui parler. Mais celle-ci avait tenu à concrétiser ce que Métisse appelait « le plan de secours ». D'intensifs cours de rhétorique, dispensés par les meilleurs propagandistes, avaient remplacé les entraînements physiques. Métisse suivit d'abord les leçons avec mauvaise grâce, au grand agacement de ses professeurs. Elle réalisa que l'effet de surprise quand à sa nature et ses origines ne joueraient en sa faveur que pendant un très court laps de temps si son comportement restait exécrable. Elle finit pas se motiver en s'imaginant qu'un effort de sa part faciliterait la reprise du dialogue avec Lumière.

Puisqu'elle allait devoir souvent s'adresser au peuple depuis une tribune ou à travers des écrans, il lui fallut d'abord apprendre à s'exprimer sans langage olfactif. Ce qui se traduisit par mesurer son débit de parole, jouer sur le panel de tonalités que déployait sa gorge, à faire de chaque frétillement de langue un vecteur d'émotion suffisamment puissant pour remplacer la phéromone correspondante à l'exaltation, la colère, l'espoir, la fierté ou la haine. Puis elle affina sa gestuelle, travailla ses postures corporelles, parvint à acérer son regard. La tâche était ardue, mais Métisse était déterminée à relever le défi, s'imaginant une possible réconciliation avec Lumière comme récompense. Un mois lui suffit pour acquérir une maîtrise avancée du langage oral. Métisse dut ensuite écrire ses propres discours, tâche qui se révéla d'une atroce difficulté. Échafauder un argumentaire imparable, composer des phrases en mélodies envoûtantes ou en rythmes irrésistibles, amplifier leur puissance par de savantes métaphores et d'astucieux double-sens : autant d'exercices qui asséchaient ses ressources intellectuelles et patriotiques. Lorsqu'elle demanda pourquoi quelqu'un de plus talentueux n'écrirait pas ses discours à sa place, on lui répondit que rien ne surpassait l'authentique passion d'un tribun qui s'exprimait en ses propres termes. Métisse n'était qu'à moitié convaincue.

Mais tout cela ne parvenait pas à lui faire oublier la traîtrise de son propre corps qui se manifestait désormais au quotidien à travers les crises d'asthmes, nausées et autres migraines. Métisse se fit prescrire des drogues de plus en plus puissantes, certaines capables d'assommer un Reptile en bonne santé. Elle prit vite l'habitude de regarder les vidéos de combat quotidiennes juste après sa prise de médicaments du soir, savourant leur beauté dans un état second, à l'abri de la douleur jusqu'au matin. Les neuro-transmetteurs de synthèse enrobaient ses rêveries guerrières d'images et de sensations intenses, la transportant momentanément dans un corps parfait, invincible, l'arme au poing, au milieu d'une héroïque bataille. Et lui faisaient presque oublier ce goût menaçant qui se prononçait davantage à chaque crise.

De plus en plus fréquemment, elle retrouvait au réveil diverses objets tombés de leurs étagères ou son bureau en désordre. Les premiers matins, elle vérifia l'activité sismique de la nuit, apprenant qu'aucun tremblement de terre n'avait été enregistré. On lui assura qu'elle était la seule, Lumière mise à part, à disposer du code d'accès à sa chambre, sécurité oblige et situations d'urgence exceptées. Métisse décida alors d'installer un capteur dans un coin de sa chambre pour enregistrer ses nuits et résoudre ce mystère une bonne fois pour toute. Et ce qu'elle vit dépassa son imagination.

Au milieu de chaque nuit, alors que Métisse semblait dans sa phase de sommeil profond, ses stylos et appareils électroniques se mettaient à vibrer sur le bureau ou les étagères, s'élevaient dans les airs puis volaient avec lenteur jusqu'au lit pour rester en lévitation au-dessus de la dormeuse. Les lampes suspendues au plafond se tendaient vers elle, et même l'eau minérale dans son verre remuait dans sa direction. Parfois après quelques respirations, parfois seulement au petit matin, les objets regagnaient leur place avec plus ou moins de succès, certains retombant simplement au sol.

Métisse se repassa les vidéos plusieurs fois pour se convaincre qu'il ne s'agissait pas d'une hallucination causée par les médicaments. Remplie d'une terreur intense, elle fut incapable d'en parler à qui que ce soit, les uns et les autres interprétant son état de choc comme un effet secondaire d'une nouvelle drogue.

Était-elle un genre de monstre ? Où était-ce là une sorte de miracle ? À quelle source prenaient ses étranges événements ? Était-ce là une manifestation de sa nature de chimère assemblée par génie génétique, au corps fragile et au métabolisme instable ? Ou y fallait-il voir le résultat de la combinaison des gènes des Guides ? Pourtant Notre Guerre ne décrivait jamais Père et Mère comme détenteurs d'explicites capacités paranormales, hormis leur incroyable intelligence et leur charisme magnétique. Elle se convainquit après coup que son mutisme fut salutaire. Si une telle chose était destinée à arriver, Lumière lui en aurait parlé bien en avance pour ne pas l'inquiéter, comme elle l'avait fait à propos de sa première mue.

Métisse prit donc la difficile décision de ne rien révéler en détruisant les preuves. Après tout, ces phénomènes n'avaient blessé personne jusque là, peut-être qu'il n'y avait pas vraiment nature à s'inquiéter au-delà de leur caractère extraordinaire. Peut-être qu'ils cesseront par eux-mêmes. Ou peut-être que Métisse parviendra avec le temps à maîtriser cette étrange faculté à l'abri des regards inquisiteurs. Ce serait la première chose qu'elle apprendrait sans l'aide de quiconque. Son secret.

Un secret qu'elle ne put résister à explorer dans sa chambre à l'extinction des lampes. Surmontant sa peur d'être découverte, elle essayait de se concentrer sur des objets variés jusqu'à la migraine, puis changea de tactique en tentant d'atteindre un état de détente absolue. Les médicaments se révélèrent d'une aide indispensable à la tâche.

Elle commença alors à ressentir certains matériaux autour d'elle. Nuit après nuit, elle ralentissait le flux de ses pensées et laissait différentes vibrations arriver à sa rencontre. D'abord celles des métaux, simples mais fortes, puis celles de l'eau, douces et souples, et enfin celles des tissus vivants, discrètes et complexes. Le plastique, le verre, le béton, le caoutchouc, le bois et la céramique restaient en revanche silencieux.

Après un mois d'écoute, elle se décida à répondre. C'était comme si les instructions étaient déjà gravées dans un recoin de son cerveau : il lui suffisait de renvoyer ses propres vibrations. Et une nuit, le miracle s'accomplit : Métisse parvint, depuis son lit, à déplacer un stylo qui attendait sur son bureau. La nuit suivante, un communicateur, puis des objets métalliques de plus en plus grands et lourds. Puis elle commença à répondre à l'eau et parvint à agiter le contenu de son verre, jusqu'à former des globes de liquide qu'elle faisait flotter dans les airs. Enfin, elle se concentra sur les vibrations de son propre corps, s'efforça de décoder la débauche d'informations compliquées, et essaya de déplacer son bras droit. Elle termina l'exercice avec un violent mal de tête, les narines ruisselantes de sang et l'estomac tordu par la nausée. Pour ce qui étaient des tissus vivants, Métisse allait d'abord s'exercer sur ses plantes, mais même avec des organismes plus simples la tâche restait ardue.

L'excitation avait remplacé l'affolement. L'origine de cet étrange pouvoir n'avait que peu d'importance désormais. Elle pouvait accomplir des choses qu'aucun autre individu à sa connaissance n'était capable de faire.

Puis vint le jour où Métisse voulut repousser trop vite ses limites.


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