Cet après-midi-là, Vaän m'emmène sillonner la cité de long en large. Je crois qu'il cherche à savoir si quelqu'un est en mesure de me comprendre. De mon côté, j'en profite pour repérer les lieux et espère secrètement trouver un moyen de franchir les fortifications pour recouvrer ma liberté.
Hélas, il m'apparaît bien vite que la muraille qui nous coupe du monde extérieur ne souffre d'aucune issue autre que la porte principale. Or, chaque fois que je tente de m'en approcher, le chasseur me rabroue et guide mes pas à l'opposé du village.
Il m'est de toute évidence interdit de retourner dans la forêt. Est-ce une question de sécurité, ou dois-je me considérer captive des amishs ?
Je m'efforce de ne pas céder à la panique, préférant mettre cette entrave à ma liberté sur le compte de l'incapacité que j'ai à me faire comprendre de ces hurluberlus.
La vérité, c'est que je n'ai aucune idée de ce qu'ils comptent faire de moi, et pas la moindre certitude qu'on me retrouve un jour s'ils décident de me retenir contre mon gré.
Est-ce qu'on me cherche, au moins ? J'ai été victime d'un accident qui m'a jetée dans les eaux glaciales d'un fleuve en crue. Les personnes dans ma situation ne sont-elles pas portées disparues d'office dans l'attente que leur dépouille remonte à la surface ?
Mon guide oblique dans une venelle obscure, interrompant mes idées noires. Le passage empeste le poisson pourri et débouche sur une place bondée. J'observe à la dérobée les enfants qui chahutent entre les jambes des adultes. Une fois encore, personne ne leur prête attention et les petits humains en profitent pour régler leurs comptes sans douceur aucune. Ils se poursuivent avec des bâtons, se griffent le visage, s'injurient... le tout en langage primitif.
Ça ne fait que confirmer mes soupçons : ces gens n'exécutent pas un rôle. Ils vivent véritablement en marge de la société, à des années-lumière de toute modernité. Le pire, c'est qu'à première vue, ils le font en toute impunité, parfaitement affranchis du monde réel !
Combien sont-ils ? Une centaine ? Davantage ? J'ai beau me creuser les méninges, je ne comprends pas comment une telle chose est possible.
La ville fortifiée est forcément érigée sur un terrain privé, ce qui expliquerait que je n'ai croisé que Vaän dans la forêt. Nonobstant, je peine à croire qu'aucune assistante sociale ne passe contrôler le degré d'éducation des enfants, ou la bonne santé de ces filles plus jeunes que moi et déjà mères trois fois.
La seule explication plausible, c'est que personne n'est au courant de l'existence de ces gens. De ce que j'en vois, la cité fonctionne en autarcie : ils cultivent la terre, élèvent tout un panel d'animaux de ferme, chassent à l'occasion, et n'ont ni eau courante ni électricité. Pourquoi auraient-ils besoin de se signaler au monde extérieur dans ces conditions ?
— Dans quel pétrin est-ce que je me suis fourrée ? marmonné-je en me mordillant anxieusement la lèvre inférieure.
Je m'arrête pour contempler les murailles qui enferment la ville. À mon avis, elles sont autant là pour protéger les villageois que pour décourager les désertions. J'imagine que parmi les natifs de ce mode de vie dépassé, il s'en trouve qui rêvent de modernité... à l'inverse, de là d'où je viens certains seraient prêts à payer cher pour expérimenter une nuit en plein moyen-âge.
En ce qui me concerne, j'aurai bien passé mon tour.
La boule au ventre, je me dépêche de rattraper Vaän avant qu'il ne soit happé par la foule. Bâti comme il est, il n'a aucune difficulté à s'y mouvoir, ce qui n'est pas mon cas.
Une estrade occupe le centre de la place. Des gens y sont alignés telle une troupe de théâtre sur le point de saluer. La cohue règne au pied de l'échafaud. Des badauds s'y bousculent, braillent à s'en décrocher la mâchoire et agitent des bourses bien garnies.
Intriguée, j'approche la cohorte d'artistes. Leurs costumes sont en piteux états, leurs pieds et leurs poings liés. Est-ce que c'est une performance d'art contemporain ?
Réflexion faite, cela ne colle pas avec le mode de vie à l'ancienne de la cité. De plus, il s'agit d'hommes, de femmes, mais aussi d'enfants. On leur adonné juste assez de mou pour leur permettre de claudiquer, mais certainement pas de marcher dignement, encore moins de courir. Cette mise en scène accentue mon malaise.
À mieux y regarder, on leur voit les côtes. Des blessures, pour certaines récentes, sillonnent leurs membres et leurs flancs. Les guenilles qu'ils ont sur le dos suffisent à peine à préserver leur pudeur, et les insectes qui leur tournent autour laissent présager d'une hygiène corporelle inexistante. Ces gens ont tout d'esclaves, mais je ne veux pas y croire.
Je rejoins mon chasseur en pleine discussion avec un homme en toge. À mon arrivée, l'inconnu attrape mon visage entre ses doigts crochus. Les yeux exorbités d'effrois, je me retrouve à me faire ausculter les dents telle une génisse à la foire aux bestiaux .
Un commentaire appréciateur file sur sa langue de serpent. Je lui envoie mon genou dans l'entrejambe. Je n'ai pas tapé aussi fort que j'aurai voulu, mais c'est assez pour qu'il me relâche et reste plié en deux, le souffle court.
Vaän pose une main sur mon épaule. Les nerfs à vif, je me dégage et lui décoche une claque monumentale. Ses yeux s'agrandissent de stupeur. Mes doigts hurlent à l'agonie, sa joue prend une profonde teinte pivoine.
— Bande de malades ! je dévisage Vaän, mais j'en veux à tous. Vivre dans votre bulle ne vous donne pas le droit de traiter des êtres humains comme du bétail ! Ce que vous faites à ces pauvres gens est monstrueux ! Je... je vais vous balancer ! Vous allez finir en taule tous autant que vous êtes !
L'air vient à manquer. Je reste sans voix, faute de retrouver mon souffle. Ma diatribe est sans effet, car ils ne me comprennent pas, ou ne veulent pas comprendre.
Des larmes de frustration me montent aux yeux. Mon regard profondément dégoûté accroche celui du chasseur. Peut-être devine-t-il la teneur de mes propos, peut-être pas. Toujours est-il que ses yeux se font fuyants face aux miens.
C'est alors que le petit homme en toge lui remets une bourse. J'y donne un coup de pied rageur et vois plusieurs dizaines de pièces se répandre dans la poussière.
Incrédule, je fais volte-face sur Vaän :
— Tu m'as emmenée ici pour me vendre ?!
Je blêmis, les apparences sont exactement ce qu'elles sont : je me trouve sur un marché aux esclaves, et un odieux personnage essaie de m'acheter !
Prise de panique, je saisis le chasseur par la manche. Il est clair qu'il m'en veut, ses sourcils sont froncés sur ses yeux et son visage n'a plus rien d'amical.
— Ne fais pas ça ! Vaän, je t'en prie, ne me vend pas à ce type !
J'oscille entre la colère et la supplique, outrée, effrayée, désarmée devant ce qui se joue. Tout à coup, je réalise que je ne suis rien face à ces gens et leur folie. Seule contre tous, perdue au milieu de nulle part, je ne jouis plus d'aucun de mes droits fondamentaux. L'unique protection que je peux espérer, je dois la quémander auprès d'un homme que je viens de gifler sans retenue et qui hier encore m'a étranglée sans ciller.
— Pardon, soufflé-je dans sa langue, m'essayant à reproduire la supplique du petit garçon. Pardon, pardon !
Le chasseur se libère, mâchoires serrées. Nous nous comprenons sans ambiguïtés pour la toute première fois, et ça le laisse de glace !
Mon ventre se contracte si fort que je crains un instant d'en vider le contenu sur les chausses de Vaän.
J'ai vraiment peur à présent. Peur qu'il me jette en pâture à cet arriéré esclavagiste, peur de tomber aux mains d'un homme plus brutal encore, et peur d'avoir à subir des traitements bien plus tordus et répréhensibles que ceux qui m'ont été infligés jusque-là.
Finalement, et alors que je crois mon cœur sur le point d'imploser, le chasseur referme les doigts sur mon poignet et m'entraîne à pas vifs.
Je marche sans me retourner, abandonnant la place et son théâtre des horreurs sans ressentir le moindre soulagement. Mon estomac noué me fait l'effet d'être réduit à la taille d'un petit poids. Ce qui j'y ai vu m'a coupé l'appétit pour le restant de mes jours...
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Qui es-tu ?
ParanormalLorsque Maëlle s'éveille en pleine forêt un beau matin d'hiver, elle n'a que de vagues souvenirs de sa soirée de la veille, et pas le début d'une explication quant à la façon dont elle s'est retrouvée là. A-t-elle été enlevée ? Droguée ? Pire ? Livr...