Chapitre 2 ~ Rendez-vous en terre inconnue

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La forêt ne me paraît plus aussi paisible après l'épisode de la créature enragée. Je marche derrière le chasseur, sursautant au moindre bruit, redoutant par-dessus tout qu'il puisse y en avoir d'autres... quoi que ça puisse être.

L'homme des bois ne semble pas partager mes doutes. Il traîne la dépouille du cervidé encore fumante sans se soucier des coins sombres alentour. En relevant les yeux après un énième coup d'œil en arrière, je laisse échapper une exclamation de stupeur.

Les arbres s'arrêtent brusquement, coupés nets par une forteresse monumentale aux allures de castrum(1). La construction, bien que dans un état lamentable, est habitée. Je distingue des silhouettes en haut des remparts et le tapage d'une activité humaine derrière les murs. Un pont-levis permet de franchir les douves et une herse pourrie de rouille est levée au-dessus de l'entrée.

— Vous participez à une reconstitution médiévale ? demandé-je, sourcils froncés. C'est la première fois que j'en vois une... Vous avez construit tout ça seulement pour le weekend ? Hé, répondez-moi ! À moins que ce ne soit interdit par le règlement ? Il y a quoi à gagner ? Une armure de chevalier ?

Le chasseur presse le pas et franchit les douves, m'obligeant à lui courir après. L'intérieur du fort est complètement déjanté, on se croirait revenu mille ans en arrière !

Mes yeux s'égarent sur chaque détail de la ville close : des maisonnettes à colombage forment quelques rues auxquelles succèdent de petites fermes aux toits de chaume. J'ai beau savoir que c'est une supercherie montée de toute pièce, je suis soufflée par l'aspect vieilli des bâtiments et la minutie apportée dans la reconstitution du quotidien de nos ancêtres.

Je croise des hommes richement vêtus, des soldats, d'étranges individus dissimulés sous des capes, et même des mendiants en guenille ! Des femmes vont et viennent en robes d'époque, certaines sont de très belle facture, d'autres franchement miteuses. Des enfants crasseux cavalent entre les jambes de tout ce petit monde sans que personne n'y prête attention. Aussi sur prenant que ça puisse paraître, on vient ici en famille pour se travestir en écuyer de Jeanne d'Arc.

Les rues sont labourées de sillons nauséabonds dans lesquels il ne vaut mieux pas s'aventurer. Des poules, des chèvres et des cochons errent en liberté un peu partout. Je peine à suivre mon chasseur. Il a beau traîner un cerf lourd comme un homme, il me distance.

Des regards convergent sur moi, interloqués, outrés pour certains. Mon accoutrement rock'n'roll jure dans ce moyen-âge artificiel. J'arrête une femme pour lui demander où trouver un téléphone ou le poste de secours de l'évènement. Elle toise mon jean destroy et se dégage avec une telle hostilité que je crains de me prendre une gifle. Dès lors, mon émerveillement se meut en malaise.

Il y a quelque chose qui cloche.

Ces gens sont bizarres, et pas seulement en raison de leur jargon particulier ou de leur passion pour jouer aux pouilleux. Physiquement, ils ne ressemblent pas aux Français moyens. On les dirait vieillis prématurément. Les hommes sont anormalement trapus, ainsi qu'extrêmement sales et... odorants ! Cela va bien au-delà de ce qui est acceptable pour jouer la comédie selon moi. Les femmes ne sont pas plus rassurantes. La plupart affichent une maigreur maladive, on leur voit les os, il leur manque des dents — semble-t-il, pour de vrai. Beaucoup sont encombrées d'échoppes itinérantes ou de nourrissons emmaillotés dans des linges nauséabonds.

Un groupe d'enfants m'encercle et chacun se presse de me toucher et tirer sur mes vêtements. Ils piaillent le même patois que le chasseur. Je les laisse me faire les poches – elles sont vides de toute façon – et remarque à quel point ils sont chétifs. Aucun jeu de rôle ne peut justifier l'état de crasse et de dénutrition dans lequel je les vois ! Ce sont de vrais enfants des rues ma parole !

Un doute énorme me vient : et si ça n'avait rien d'un jeu ? Si ces individus n'étaient pas déguisés le temps d'un weekend, mais habillés ainsi dans la vraie vie ? À bien y regarder, ils me font davantage penser à des amish, ces Américains qui vivent à l'écart du progrès, qu'à des mordus de chevalerie.

— Aïe !

Un enfant ricane et s'éloigne après m'avoir pincé la cuisse. D'autres l'imitent, m'obligeant à distribuer des tapes sur leurs doigts noirs aux ongles trop longs. Leurs yeux de petits humains à demi sauvages me toisent avec une hargne manifeste. Des adultes nous observent sans intervenir. Je ne peux plus avancer, les gosses me labourent les tibias de coups de pied dans le but évident de me faire tomber.

L'homme des bois revient sur ses pas et provoque la débandade des morveux en jetant l'un d'eux à mes pieds.

— Doucement ! protesté-je.

Je regarde autour de moi, m'attendant à une réaction des villageois, mais il n'y a plus personne pour nous épier. Les enfants ont disparu et les adultes s'éloignent à pas pressés.

Le gamin rabâche un mot aux sonorités douces que j'estime être un pardon. Je l'imprime soigneusement dans ma mémoire et me penche pour le relever. Le chasseur s'interpose, s'emparant de mon poignet pour me tirer à sa suite.

Le mufle n'y va pas de main morte ! Il m'entraîne dans un dédale de rues qu'il connaît visiblement comme sa poche. Nous pénétrons dans l'enceinte d'une bâtisse surmontée d'une pancarte représentant une fouine. L'inscription sous le dessin ne me dit rien. C'est, selon toute vraisemblance, une écriture qui leur est propre ou un alphabet qui n'a plus cours.

Le cerf mort gît dans cour de l'auberge, abandonné près d'une porte qui donne sur un vaste cellier d'où s'échappent des odeurs de viande et poisson fumé. Non loin, un forgeron s'affaire sur une enclume devant ce qui s'apparente à une écurie. C'est un colosse à la moustache tombante et au torse luisant de sueur. On le croirait tout droit sorti d'Astérix. La comparaison pourrait prêter à sourire s'il n'avait pas l'apparence d'un parfait assassin.

Des poulets roux picorent dans la cour. Ils s'affolent au passage du chasseur qui ne cherche pas à les éviter alors que moi je sautille gauchement entre les volatiles, m'attirant une œillade incrédule du forgeron.

Les deux hommes s'entretiennent à voix basse. Restée à l'écart, je me fais happer par une grosse dame qui m'invective en langue inconnue. Sa poigne de fer me cisaille le biceps. J'enfonce les ongles dans la chair de son poignet pour me libérer. Elle voit rouge et s'apprête à me frapper pour de bon quand l'homme des bois s'interpose.

Avant que j'aie pu lui exprimer ma gratitude, le chasseur passe dans mon dos et enroule un bras autour de ma gorge. J'écarquille les yeux et lutte contre son emprise. Il serre si fort que mes carotides s'écrasent sous la pression.

Le sang n'arrive plus à passer. Un fourmillement monte dans mes jambes, la tête me tourne et un voile noir finit par tomber sur ma vue.




(1) Lieu clos fortifié construit par les armées romaines lors de leurs campagnes pour protéger leurs cantonnements.

Qui es-tu ?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant