Chapitre 8 ~ Un aller simple pour Stockholm

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Trou noir intersidéral.

J'ouvre un œil sur ma chope, vidée jusqu'à la dernière goutte, et prends conscience du tourniquet incontrôlable qui règne dans ma tête.

Oh bon sang... je suis ivre morte, qu'est ce qui m'a pris ?!

Mon corps refuse de répondre à mes sollicitations, je n'arrive même pas à décoller ma joue de la table poisseuse.

Une farandole de villageois passe dans mon champ de vision sens dessus dessous, accentuant mon tournis. Je ferme les yeux. Evandro me secoue aussitôt par l'épaule pour m'empêcher de me rendormir.

—Ça va... ça va, j'te dis ! aboyé-je en le repoussant mollement.

Je le maudis encore un moment tout en sachant qu'il a raison de me tenir éveillée, puis essaie de me redresser sur un coude. La tête de niais de Bryn m'apparaît en gros plan, la face striée de coulures rouges à peine coagulées. Il rit comme un dément et repousse mon bras pour m'empêcher de retrouver tout semblant de dignité.

—Ohé ! Occupe-toi de ta chope, crét...

Un hoquet sournois me coupe la chique, je glisse du banc sans pouvoir me retenir. Une onde de choc remonte par l'arrière de mon crâne jusque dans mes tempes. Je grimace, les trente-six chandelles du plafond dansent devant mes yeux.

Le contact du sol m'est désagréable. Malgré l'ébriété, le froid me pénètre les os et raidit mon dos. Le plafond est si mouvant, je me sens aspirée par le lustre ovale en bois de cervidés.

Une silhouette athlétique se penche sur moi. Evandro me scrute de ses intenses prunelles vertes. Ses lèvres remuent sans produire le moindre son. Mes yeux roulent dans mes orbites. Quand je reviens à moi, ce n'est plus l'homme brun à la peau sombre qui m'observe avec inquiétude, mais le taiseux au regard gris. Je le connais, mais présentement son nom m'échappe.

Il me parle, je n'écoute pas. Le plafond s'est considérablement rapproché depuis tout à l'heure et l'idée de finir coincée sous le lustre aux innombrables couronnes de cerfs m'angoisse.

Ma nuque bascule en arrière, accentuant mon tournis. Le sol s'éloigne sous moi. Presque aussitôt après, des vagues de chaleur déferlent dans mon corps transi de froid. Mon envie de dormir se fait plus pressante, mais une voix m'empêche de m'abandonner au sommeil.On me sermonne durement, ça me perturbe. Ma tête trouve finalement appui contre une épaule vaillante et je m'abandonne volontiers à l'homme aux yeux gris qui s'est emparé de ma carcasse misérablement avinée.

Vaän... soupiré-je, me rappelant de son nom un bref instant avant de sombrer tout à fait.



Lorsque je reprends conscience derrière mes paupières closes, je me découvre pelotonnée sur moi-même, bien au chaud. Ma tempe repose sur un je-ne-sais-quoi d'incroyablement confortable, tiède et...palpitant.

Oh, gosh.

Malgré la petite alarme qui s'allume dans ma tête, je reste parfaitement immobile, à l'écoute des sons qui m'entourent. C'est le rythme paisible d'un cœur qui caresse mon tympan, j'en suis quasiment certaine en dépit de l'ivresse qui couve encore sous ma peau. Bientôt, je suis même assez lucide pour percevoir la mécanique d'une respiration régulière tout contre moi.

Le timbre de Vaän ne tarde pas à se faire entendre, si proche de mon oreille que je peine à ne pas tressaillir. Je crois que je suis dans ses bras. Oui, j'en suis sûre : la chaleur qui m'habite vient en grande partie de sa poitrine contre laquelle je somnole. Elle vibre doucement à chaque mot qu'il profère, et a sur moi l'effet d'un ronron félin hautement réconfortant.

Est-ce que ce ne serait pas le début d'un syndrome de Stockholm ?

Mon flot de pensées s'interrompt car ses battements de cœur deviennent plus distincts contre mon tympan maintenant qu'il s'est tut. C'est une paisible mélodie qui menace de me ramener entre les griffes de Morphée à tout moment. Je lutte pourtant, curieuse de la conversation qui se tient entre l'homme des bois et un autre, que j'identifie à la voix comme étant Evandro.

L'agitation qui régnait autour de moi quand j'ai viré de l'œil n'est plus, remplacée par un discret crépitement de feu de cheminée propice aux confidences.

J'entends le chant d'un coq dans le lointain. L'aurore est déjà là ou en passe de l'être, signe que j'ai comaté des heures. Je risque un coup d'œil entre mes cils et réalise qu'il fait assez clair pour qu'on laisse mourir les bougies sur leurs appliques sans se soucier de les changer.

Comme je le pressentais, Vaän est avachi dans un fauteuil devant l'une des cheminées. Il me tient dans le creux de son bras, calée au plus près de son torse de guerrier. J'ai toutes les peines du monde à ne pas laisser le trouble me gagner ni ma respiration me trahir.

Evandro,qui me regarde dormir depuis le siège voisin, interroge mon chasseur à voix basse. Ils parlent de moi, j'identifie mon prénom dans leur bavardage guttural, et me plais à imaginer leur conversation en fonction de leurs intonations de voix :

— D'où vient-elle d'après toi ?

— Je ne sais pas, répond posément Vaän. De la forêt...

— Comment est-elle arrivée jusqu'à nous ?

— En marchant.

— Très drôle ! Que comptes-tu faire d'elle ?

— Aucune idée.

— Mais encore ?

— Cette fille est une énigme que je vais tâcher de résoudre. La suite, on avisera.

— Tu n'as jamais brillé par ta résolution des casse-têtes, objecte Evandro.

Vaän réprime un petit rire, je le sais, car sa poitrine tressaute contre ma joue. En parallèle, je sens sa paume effleurer le sommet de ma tête et ses doigts entortiller une mèche de mes cheveux.

Un frisson parcourt la base de mon crâne. Je prie pour que mon émoi ne transparaisse pas sur les traits prétendument endormis de mon visage.

—Peut-être que je manquai simplement de motivation...

C'est au tour d'Evandro de s'esclaffer.

Je grogne et fais mine de m'éveiller. La main du chasseur retombe aussitôt et les deux hommes se taisent. Ne sachant quelle attitude adopter, je reste inerte.

Vaän murmure quelques mots à l'adresse de son complice et se lève pour m'abandonner dans le fauteuil avec des gestes précautionneux. Je sens le contact rêche d'une couverture sur mes épaules, et le velours d'une bouche déposant un furtif baiser sur mon front.

Oh, my g... !

L'odeur boisée de mon chasseur m'emplit les narines, me confirmant qu'il est l'auteur de cette marque de tendresse inopinée.

Pourquoi est-ce que ça me rassure au lieu de m'effrayer ? Bon sang, c'est malsain ! J'ai un grain, l'alcool ne peut pas tout excuser !

Leurs pas s'éloignent. Ils sortent, me laissant terminer ma nuit et me remettre de mes émotions dans les bras du fauteuil qui sont loin d'être aussi confortables que ceux de Vaän.

Qui es-tu ?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant