Chapitre 7 ~ Dans le secret des flammes

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Le plancher du rez-de-chaussée est aussi poisseux que si on y avait déversé des litres de bière. Mes orteils s'y engluent dès que j'y pose le pied, et je me maudis d'avoir laissé la tenancière emporter mes bottines.

L'auberge est pleine à craquer, des guerriers aux allures de Gaulois à moustaches sont entassés par dizaines autour de grandes tables jonchées de mets en partie dévorés. Ils m'ont tout l'air de fêter une victoire et martèlent les tables de leurs poings gros comme des marteaux.

Nulle trace de Vaän parmi eux.

Alors que je longe le mur du fond pour ne pas me faire remarquer, j'aperçois le cellier resté ouvert et, tout au fond de celui-ci, la porte donnant sur la cour. Le cœur battant, je m'éloigne de la paroi et traverse un groupe de guerriers titubants. Ils me jettent des regards de biais et s'écartent à pas lourds, comme si cela leur demandait un effort surhumain de dévier leur trajectoire pour ne pas me piétiner sous leurs bottes de géants.

Je suis passée !

Vive comme l'éclair, je me glisse dans le garde-manger. Aucune des silhouettes qui s'y affairent ne me prête attention, et c'est avec une étonnante facilité que je me retrouve dehors. Le plus dur reste cependant à faire.

Dans la cour, il fait nuit noire. La seule lumière qui dilue l'obscurité vient des fenêtres de l'auberge et du croissant de lune au-dessus de ma tête. Je mets un certain temps à m'accoutumer à la pénombre. De petits cailloux me piquent la plante des pieds dès que je m'aventure au-delà du perron. Je me mords la pointe de la langue pour ne pas ponctuer chacune de mes enjambées de « aïe », de « ouille ! », et de jurons.

Après quelques pas à l'aveuglette, mon regard est attiré par un mouvement fugace du côté de l'antre du forgeron.

Un homme torse-nu s'affaire en silence à raviver les braises de la forge. Je m'arrête à bonne distance, me demandant pourquoi il n'a allumé aucune des lanternes suspendues dans l'étal pour travailler à cette heure. Hélas, ma respiration exaltée me trahit et l'inconnu fait volte-face.

Si la clarté lunaire dessine les muscles saillants de sa poitrine, son visage reste néanmoins dans l'ombre. Il est blessé au biceps, une entaille profonde qui vomit un sang très sombre sur toute la longueur de son bras. Une chemise gît d'ailleurs à ses pieds, maculée de rouge.

À cette vision, la tête me tourne. Je supporte mal la vue de l'hémoglobine en quantité. Le crépitement de l'âtre parvient toutefois à me distraire suffisamment pour empêcher la nausée de s'installer.

Les braises rougeoient avec appétit, donnant naissance à de toutes nouvelles flammes qui dessinent des ombres dansantes sur le corps de l'homme. Un détail me frappe : sa peau est plus sombre que la mienne. Même dans cette faible clarté, son hâle est flagrant. C'est Evandro !

Comme pour me conforter dans cette idée, il s'avance d'un pas et me révèle son visage. Il s'agit bien de l'ami de Vaän, mais l'homme aux yeux rêveurs que j'ai rencontré hier m'apparaît habité d'une colère sourde ce soir. Il est blême, les traits tirés, le regard fixe. Quelque chose me dérange. Mon instinct me crie de battre en retraite, de courir droit dans l'auberge me planquer sous mon lit ou derrière le chasseur bourru qui me sert de protecteur.

Je n'en fais rien. Poussée par je ne sais quelle folie, je le rejoins au pas de course.

— Tu as besoin d'aide ?

Un éclat de voix dans la rue le fait sursauter tel un animal acculé. Evandro me couvre la bouche et m'attire dans le recoin le plus sombre de la forge. Sa poitrine se soulève contre mon dos, il sent fort la sueur et imprime si fermement sa paume sur ma bouche que le sang peine à irriguer mon visage. Il a peur.

Qui es-tu ?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant