Chapitre 1 ~ Plongée en eaux troubles

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Quelque chose chatouille ma narine avec insistance, me sortant du sommeil. Je fronce le nez et écarte ce quelque chose d'une main hagarde. C'est sec et fragile comme une feuille morte.

Une feuille ? Allons bon...

Je me redresse sur le coude, groggy comme après une mauvaise cuite. La lumière s'infiltre péniblement entre mes cils en paquets. Ma vision est trouble, je ne vois que des ombres autour de moi. Ça ne bouge pas. Ça ne parle pas.

Un tapis végétal crisse sous mes genoux. Je presse mes paumes sur mes paupières brûlantes et essaie d'ouvrir grand les yeux. Les formes, les couleurs et la perspective mettent un certain temps à s'assembler devant mes rétines. Je suis entourée d'arbres aux troncs resserrés. Leurs cimes me cachent le ciel, leur nombre obstrue l'horizon.

— Qu'est-ce que c'est que ce délire ?

Ma propre voix me paraît étrangère. J'ai le timbre rauque, les mots difficiles. Je ne comprends pas comment j'ai atterri là. La dernière chose dont je me souvienne, c'est de m'être produite en concert avec mon groupe dans un bar du centre-ville et d'avoir enfourché mon vélo pour rentrer.

Comment suis-je arrivée ici ? Et c'est où « ici », d'abord ? Mon cœur s'emballe. Je ne reconnais pas cet endroit, pas plus que je ne me souviens du restant de ma soirée. Est-ce qu'on m'a droguée ? Enlevée ? Une brusque crise d'angoisse me coupe la respiration. D'autant que je puisse en juger, je n'ai aucune marque sur le corps. Ni bleus, ni griffures, ni plaies. Est-ce assez pour en déduire que je n'ai pas été agressée ?

— Reprends-toi, Maë, me sermonné-je à voix basse. Tu es vivante, et tu vas bien !

C'est vrai ça, que je vais bien. J'ai mal nulle part, je ne suis pas blessée, je n'ai même pas froid. Pourtant, je n'ai qu'un Perfecto sur le dos et je viens de passer une nuit d'hiver à la belle étoile. Comment est-ce possible ?

Je palpe mon visage, je ne sais pas ce que je cherche, je m'étonne juste de ne rien ressentir. Absolument rien. En enfonçant mes ongles dans la pulpe de mes doigts, je m'aperçois que j'ai perdu toute dextérité. Ce même engourdissement m'insensibilise des orteils aux oreilles. Toute chaleur corporelle m'a déserté.

Qu'est-ce qui m'arrive ?

À défaut de sensations physiques, mes méninges entrent en ébullition. Des images confuses défilent derrière mes paupières closes : la roue avant de mon vélo tressautant sur les pavés luisants de pluie, la loupiote défaillante de mon guidon, les nuages de vapeur formés par mon souffle devant mes lèvres bleues...

Dans mes souvenirs, il fait nuit noire. L'éclairage public est éteint et l'humidité me pénètre les os. Je pédale sur les berges du fleuve, pressée de rentrer me mettre au chaud. Le niveau de l'eau est si haut que les passerelles qui l'enjambent semblent tout juste posés à la surface des flots. Le débit est d'une rare puissance. Les doigts crispés sur mon guidon, j'avise du coin de l'œil les bouillons brassés par le courant et réprime un frisson en m'engageant sur le pont. Le crachin qui s'accroche à mes cils finit par m'aveugler. C'est alors que le silence réconfortant de la nuit est troublé par un vrombissement de moteur.

Je rouvre les yeux sur la forêt, la respiration sifflante. J'ai peur soudain, mais rien n'a changé autour de moi. La terreur que je sens fourmiller dans mon ventre sème la confusion dans mon esprit : est-ce que j'ai vraiment envie de me rappeler ce qui est arrivé ? Qu'est-ce que cette voiture évoque pour moi ? Est-ce que j'y ai été emmenée de force ?

Quoi qu'il se soit passé, ça a certainement un rapport avec mon réveil dans les bois. Même si c'est moche, je dois y faire face. Lèvres pincées, je prends une profonde inspiration et fais le vide.

Qui es-tu ?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant