Chapitre 12 ~ Entre leurs griffes

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Une douleur vivace me cingle la tempe, me forçant à remonter de l'abîme où je me suis enlisée. La respiration des chevaux lancés à bride abattue est la première chose que je discerne. On les croirait au bord de la crise d'asthme. Une branche basse fouette mon mollet, la douleur ressemble à celle qui m'a déchiré la tempe un instant plus tôt.

Je découvre un bras tatoué autour de moi. Une main terminée par de longues griffes courbes me maintient en selle, me lacérant les côtes. Je voudrais ne pas avoir de nez, tant l'haleine putride du Picte grimpé derrière moi me soulève le cœur chaque fois qu'elle frôle mes narines.

Notre cheval heurte le flanc de l'un de ses congénères, monté par deux Pictes. Le plus jeune rebondit sur la croupe telle une grenouille à qui on chercherait à inculquer les bases de l'équitation. En me retournant, j'aperçois un troisième équidé dans notre sillage.C'est l'étalon de Vaän. Poser les yeux sur lui me serre le cœur, mon regard s'embue et je me mords la langue pour ne pas pleurer.

Tout est arrivé par ma faute... Si je n'étais pas sortie en pleine tempête, mon chasseur et moi serions encore bien au chaud dans son lit !

Les Pictes échangent des grognements bourrus. Tout chez eux semble en provenance directe de mes pires cauchemars : leur apparence,leur odeur, et maintenant leur voix. J'essaie de refouler mes émotions et la peur panique qui m'enserre la poitrine. L'heure n'est plus aux pleurnicheries, je suis en train de me faire enlever ! Je dois à tout prix échapper à mes bourreaux. Ces geôliers-là n'auront pas la prévenance de Vaän à mon égard,ça se vérifie déjà...

Tant qu'il me reste une once de courage, j'arrache les rênes du cheval qui me porte et lui scie la bouche. Avant que la créature dans mon dos ait le temps de comprendre ce qui se passe, l'animal se cabre pour protester et, déséquilibré par le poids de nos deux corps, tombe à la renverse.

Mon ravisseur me griffe les épaules en essayant de se retenir à moi. Le cheval pousse un hennissement strident, je ferme les yeux et me laisse désarçonner juste à temps pour ne pas finir sous son flanc.La morsure du sol est rude, je fais plusieurs tonneaux entre les arbres. Le parterre de feuilles mortes ralentit ma dégringolade qui s'achève néanmoins contre un tronc.

J'ai le souffle coupé, la souffrance est absolue, elle irradie dans tout mon corps. Je ne sais pas si je vais pouvoir me relever, il le faut pourtant ! Les Pictes vocifèrent dans les ténèbres, ils ont allumé des torches. Celui qui chevauchait avec moi est coincé sous le cheval, ses hurlements de supplicié effraient la faune à la ronde.

Profitant de la confusion, je rampe puis claudique d'un arbre à l'autre.La fuite des animaux sauvages couvre la mienne. La forêt bruisse de toutes parts, chevreuils, rongeurs, rapaces noctambules, tout ce petit monde prend la poudre d'escampette sans demander son reste et je regrette de ne pas avoir leur aisance à se mouvoir dans l'obscurité. Ils me distancent rapidement, et bientôt il ne subsiste plus que le tapage solitaire de ma cavalcade.

Je suis repérée. Des hurlements de bête en chasse se font écho.J'entends un Picte me poursuivre à pied, l'autre me dépasse à cheval pour me prendre à revers.

C'est sans espoir, mais je refuse de me rendre. Jusqu'au bout j'essaie de leur échapper, et il leur faut une fois de plus user de leurs bâtons pour m'arrêter.


Un jour gris et froid se lève avec flegme, peu pressé de dissiper les affres de la nuit. Je suis allongée dans l'herbe rase d'une clairière, à l'orée d'un alignement de mégalithes. Le ciel,lourd comme une chape de plomb, paraît sur le point de se déchirer sur la cime des plus hauts menhirs.

J'ignore depuis quand j'ai les yeux ouverts. J'ai tant fixé les pierres levées qu'elles viennent à se confondre avec les cumulus au-dessus de ma tête. Cet ensemble gris pénètre par mes pupilles inertes et se répand dans ma cervelle vide, gommant peu à peu tout ce qui fait que je suis moi, de mes réflexions à mes souvenirs les plus enfouis. La brume matinale m'avale toute entière, et je me prends à rêver qu'elle et me fasse disparaître de la surface de la Terre.

En dépit de mes prières, mon corps meurtri reste désespérément avachi dans l'herbe verglacée, et moi piégée à l'intérieur de cette enveloppe qui ne m'obéit plus. Je ne sais pas expliquer ce qui m'arrive, cette rupture consommée entre mon esprit et ma chair, cette absence de réponse de mes muscles...

N'abandonne pas, ça ne te ressemble pas, me souffle une voix tapie au fond de moi.

Elle a raison, cent fois raison. Qui est cette fille amorphe qui se laisse malmener sans protester ? Certainement pas moi !

Je me fais violence pour m'arracher à la contemplation des mégalithes et m'efforce de me reconnecter avec mon corps. Ma bouche a le goût du sang, mon dos et mon coccyx sont ankylosés à la limite du supportable. J'ai l'impression d'être passée sous un rouleau compresseur. Commander à mes nerfs m'épuise, et aucune réaction notable ne vient encourager mes tentatives pour me sortir de cette intolérable torpeur.

J'abandonne et ferme les paupières pour me replier dans le seul refuge dont je dispose : mon imaginaire. Mentalement, je me transporte vers un nouvel horizon plein de couleurs et de réconfort : les toits biscornus d'une cité se dessinent sur mes paupières, Azan apparaît, aussi bruyante et incongrue que dans ma mémoire. J'y retrouve Vaän, son regard félin et ses sourires si rares. Penser à lui me réchauffe le ventre autant que s'il y avait posé sa main.

Des voix troublent ma retraite spirituelle. Je rouvre les yeux à contre cœur. Maintenant que la brume se dissipe, j'identifie de petites habitations archaïques disséminées un peu partout dans le champ de pierres levées. Des silhouettes vont et viennent au milieu du cromlech.

Quel drôle d'endroit pour établir un village...

Mes ravisseurs vivent parmi les menhirs, dans de petites huttes très basses aux toits de chaume et murs de terre. Bien qu'étendue à bonne distance du village, je discerne des feux illuminer et réchauffer chaque foyer. À bien y regarder, les mégalithes leur offrent une barricade naturelle contre les charges ennemies, surtout si elles sont menées à cheval. Preuve s'il en est que les Pictes n'ont pas seulement l'aspect et la cruauté des Hommes, ils en ont aussi l'intelligence.

Un frisson d'effroi déferle le long de mon échine.

J'épie avec un regain de rancœur les êtres tatoués d'azur qui évoluent dans la clairière. J'ignore pourquoi ils se teignent de la sorte, en revanche, j'en déduis que ce rituel est primordial pour eux, puisqu'aucun n'apparaît au naturel. À croire qu'ils ne se lavent pas.

À côté de ça, ils ne semblent avoir aucune activité notoire hormis l'élevage de quelques chèvres et cochons nains. De fait, ils m'ont l'air de vivre principalement de la chasse et du vol. La plupart d'entre eux ne communiquent qu'au moyen de gestes et grognements, à la manière des grands singes.

Ce dernier aspect de leur personnalité achève de me terrifier.






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