Chapitre 5 ~ Ceux d'en bas

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Un cor de chasse retentit, me sortant d'un sommeil sans rêves dans lequel je ne me rappelle pas avoir sombré.

Je suis déçue de m'éveiller dans la chambre aux allures de cellule et non pas au fond de mon lit douillet, chez mes parents. L'espace d'un instant, j'ai caressé l'idée que tout ceci ne soit qu'un cauchemar et qu'ouvrir les yeux suffirait à m'en libérer. La réalité est toute autre.

Des cris s'élèvent en écho dans les ruelles. Je me fais violence pour quitter le lit et m'approche de la fenêtre. Le paysage est grisé, nimbé d'une bruine hivernale qui retarde la levée du jour.

Il se passe quelque chose...

Le cor n'en finit plus de sonner. Une chair de poule se dessine sur mes bras. L'émoi que provoque ce son chez les habitants n'augure rien de bon.

Des pas ne tardent pas à résonner dans le couloir et bientôt c'est toute l'auberge qui tremble sous les cavalcades. Des hommes beuglent à travers les cloisons, achevant d'enrayer mon rythme cardiaque.

Je colle mon front contre la vitre froide. Ça s'agite en bas. Vaän et ses acolytes — Bryn et Evandro — passent sous mes carreaux au pas de course. Il m'a semblé les voir cintrés de cuir et armés d'arcs et d'épées. Je m'échine sur la lucarne et parviens à faire remonter le battant pour passer la tête dehors.

La cité ne dort plus du tout, elle braille, elle tinte, elle vibre au son des portes et des volets qui claquent. Une cohorte de cavaliers dévale la rue dans un vacarme de tous les diables. Les chevaux dérapent dans la boue, mécontents d'être sortis sous ce temps. Des cuirasses protègent leurs flancs, des boucliers et des lances encombrent les mains de ceux qui les mènent.

De nombreux villageois regardent passer le cortège depuis le seuil de leur porte. Surtout des vieillards, des femmes et enfants. Les hommes en âge de combattre manquent à l'appel. Où sont-ils tous allés ? Qu'est-ce qui se prépare ?

N'y tenant plus, je m'élance dans l'escalier branlant et traverse l'auberge désertée au pas de course. Dans la rue c'est le chaos, mais je n'ai pas besoin de me repérer pour savoir où me rendre, il me suffit d'emboîter le pas aux jeunes types encombrés d'armes trop lourdes pour eux.

Quand apparaissent les remparts qui enferment la ville, je remarque que l'on a abaissé la herse. Fantassins et cavaliers sortent par une porte dérobée qui donne directement sur les douves. Je ne comprends pas la manœuvre, car elle oblige les chevaux à bondir par-dessus le fossé gorgé d'eau croupie, et les hommes à pied à y patauger jusqu'à la taille.

Peu importe : c'est ma chance !

Je cours comme une dératée droit sur la poterne. Poussée par l'adrénaline, j'entends à peine le clapotis de mes semelles et les gerbes de gadoue qui criblent mes joues et mes cheveux à chaque foulée. Je ne suis plus qu'à quelques mètres du passage quand un cheval sans cavalier surgit face à moi.

Il me heurte en ruant et m'envoie valdinguer dans l'étroit escalier qui mène aux remparts. Ses sabots passent à un cheveu de me fracasser la tempe. Blême, j'enroule un bras autour de mes côtes meurtries et tente ma chance plus haut, sur le chemin de ronde.

Des archers courent d'un bout à l'autre des fortifications. Malgré le froid, ils sont rouges comme des poupons et poissés de sueur.

Je me dissimule dans un minuscule bastion boudé des mercenaires pour jeter un coup d'œil par-dessus le parapet. Une cacophonie sans nom règne en contrebas. Sous le couvert des arbres, j'entrevois des cavaliers donner la chasse à des hommes à pied difficilement identifiables.

Un effluve de sang se répand dans l'air, bientôt recouvert par l'odeur âcre du feu. Des broussailles crépitent en lisière de forêt, incendiées par des projectiles tirés depuis les remparts.Par chance, l'humidité ambiante et la pluie fine qui n'en finit pas de tomber parviennent à circonscrire la fournaise à quelques bosquets.

Une fois de plus, la possibilité que tout ceci ne soit qu'un spectacle monté de toutes pièces m'effleure. La scène de bataille qui se joue là en bas n'a rien à envier à une reconstitution... exception faite de cette odeur de chair et de sang dont je ne parviens pas à me défaire.

Contre qui se battent les amishs ? D'autres illuminés comme eux ? Des policiers venus démanteler leur secte ?

Je souhaite de toutes mes forces voir ma deuxième supposition se confirmer. Hélas, il apparaît bien vite que les attaquants de mes geôliers n'ont rien de représentants de l'ordre. Les rares individus que j'aperçois sont même tout l'inverse : quasiment nus, peinturlurés de la tête aux pieds et hirsutes tels des hommes des cavernes.

Cette forêt regorge de forcenés, ma parole ! À croire que j'ai basculé dans un monde parallèle...

Je m'essuie le visage d'une main moite. Voilà plusieurs minutes que je n'ai plus esquissé le moindre geste, pourtant, je suis en nage. La rage des combats me tient en haleine, c'est si irréel que je n'arrive pas à avoir peur.

C'est alors que je la vois. Une forme étrange évoluant au ras du sol sous les branches basses. Un être fantasmagorique au dos et aux oreilles de loup, couvert d'une fourrure dense et animale... mais par ailleurs doté de bras et de jambes dépourvus de poils. Son épiderme, semblable à de la peau humaine, est habillé de tatouages bleutés indéniablement tracés par la main de l'Homme. C'est humain, et ça ne l'est pas. Une chose est sûre cependant : c'est la créature qui s'en est prise à moi dans la forêt, ou l'un de ses congénères.

Un archer arrive en hurlant par le chemin de ronde. J'écarquille les yeux et bondis en arrière, lui laissant la place sur le bastion.

PIKT !  halète-t-il, l'air fou.

Il sort une flèche de son carquois, bande son arc en retenant sa respiration, puis lâche le projectile sur la forme tapie dans les broussailles.

Je bondis pour retenir son geste :

— Arrêtez ! C'est peut-être une personne !

Le garde éructe dans sa langue et me repousse avec une ardeur démesurée. Je sens le vide s'ouvrir dans mon dos. Mes chaussures oscillent sur le rebord de l'étroit parapet, je bats inutilement des bras pour tenter de conserver mon équilibre, mais bascule sans réussir à proférer le moindre cri d'alerte.

Ma chute, bien que vertigineuse, est de courte durée. Je ferme les yeux en attendant l'impact, mais c'est un amas aussi moelleux qu'urticant qui me réceptionne. Mon corps atterrit dans un fétu de chaume. Je gesticule à l'aveuglette jusqu'à sentir le sol dur et froid sous mes paumes. De la paille plein les cheveux, je rampe à l'air libre.

Mes articulations en ont pris un coup, mon jean est déchiré en plusieurs endroits et j'ai du foin dans les vêtements, à part ça, je m'en sors indemne.

— Ma vieille, tu as vraiment une bonne étoile, grommelé-je en époussetant mon pantalon.

J'ai parlé trop vite. Deux fantassins en cuirasse me tombent dessus et m'empoignent en un tour de main.

— Qu'est ce que vous faites ? Lâchez-moi !

Je tente de freiner des quatre fers et me laisse pendre de tout mon poids pour les ralentir, sans succès. Avec ma corpulence de crevette, impossible de tenir tête à ces deux gaillards.

Où m'emmènent-ils ? Dans quel but ? Et où diable est Vaän quand j'ai besoin de lui ?!

Ils s'engouffrent dans un escalier en colimaçon qui descend dans les fondations du village. L'idée de me retrouver dans une cave en compagnie de ces gros bras me glace le sang.

Je recommence à me débattre et hurler à gorge déployée. Il fait noir, ça pue le champignon, et hormis l'écho de mes cris, il n'y a pas le moindre bruit dans cet immonde sous-sol.

L'un des fantassins me bloque les bras derrière le dos tandis que son acolyte s'éloigne dans les ténèbres. Mes yeux commencent à peine à s'habituer à l'obscurité lorsqu'on me pousse tête la première dans une cellule aux contours mal définis. Le cliquetis caractéristique d'un verrou retentit peu après.

Je me jette contre la grille, mais c'est trop tard, elle ne pivote plus. Les deux compères regagnent la surface, me laissant prisonnière d'une geôle sordide aux forts relents de pissotière.

Je rêvais de liberté, je viens de m'en faire arracher le dernier vestige.

Qui es-tu ?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant