Chapitre 1 - Les reclus aux yeux colorés

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La soirée commençait à tomber, le ciel s'obscurcissait et les travailleurs agricoles s'échinant toute la journée dans les champs qui entouraient le village regagnaient celui-ci alors que l'humidité montait lentement de la rivière située à quelques centaines de mètres des premières maisons.
Guettant à la fenêtre, Eléanora s'enthousiasmait alors que son impatience augmentait à chaque seconde contribuant à obscurcir davantage le paysage, noyant les alentours dans les ombres susceptibles de dissimuler bien des secrets, notamment un regard couleur de sang que beaucoup se plaisaient à qualifier de démoniaque.
Dès qu'elle jugea qu'il faisait suffisamment sombre et qu'elle entendit les dernières portes de ses voisins claquer, indiquant que les villageois avaient regagné leurs foyers, la jeune fille ouvrit les volets à travers l'interstice desquels elle observait les alentours, et se hissa par la fenêtre. Grâce à la force de l'habitude, elle ne rencontra aucune difficulté et sauta souplement à l'extérieur en s'aplatissant contre le mur de la chaumière.
Les sens aux aguets et les muscles tendus, elle attendit à l'affût du moindre indice qui aurait indiqué un danger ou, à l'inverse, que la voie était libre.
Se fiant à son ouï, l'obscurité ne facilitant pas la vision, elle capta quelques conversations étouffées par les pierres des murs émanant des maisonnées alentours, le vent passant des les pâturages entourant le village, la vie nocturne qui s'éveillait dans le petit bois longeant une partie de la rivière, il y eut même le son du clocher de la chapelle.
Elle se situait à quelques kilomètres du village à l'ouest, mais, lorsque le temps était dégagé et que le vent soufflait dans la direction adéquate, on entendait clairement les cloches, comme actuellement. En réponse, beaucoup plus lugubre et beaucoup plus proche, le beffroi de l'inquisition y fit échos.
Eléanora savait que ce beffroi dominait ce qu'on nommait dans la région la ville de l'inquisition, une forteresse où officiaient le saint ordre régional autour de laquelle s'était développée une maigre vie agricole pour subvenir aux besoins des inquisiteurs y résidant, bien plus qu'à ceux de leurs prisonniers. Pour l'atteindre, il fallait se diriger vers le nord-ouest et traverser la rivière.
Bien qu'elle connaissait l'emplacement de ce lieu, Eléanora ne s'en était jamais approché et ne comptait certainement pas le faire. De toute manière, il s'agissait d'un lieu qui ne pouvait être contemplé par des yeux rouges, des yeux comme ceux d'Eléanora.
Rien ne semblant indiquer un obstacle sur le chemin, la jeune fille se redressa lentement et alla pour s'éloigner mais, alors qu'elle effectuait son premier pas, une voix la retint en lui conseillant :

« Fais attention et rentre avant le jour. »

Eléanora se retourna vers la fenêtre par laquelle elle venait de sortir où elle découvrit le visage inquiet de sa mère éclairé par une chandelle.
La jeune fille acquiesça, connaissant parfaitement ces recommandations répétées chaque soir mais elle savait que c'était une façon pour Irina de se rassurer alors elle se contentait d'opiner sagement, ayant conscience que ces escapades nocturnes représentaient un certain risque auquel sa mère consentait avec de grands efforts et en passant ses nuits dans l'angoisse.
Évidemment, il aurait été plus simple et plus sûr que la jeune fille reste dans la chaumière à l'abri des regards, comme elle le faisait dans la journée, mais c'était au-dessus de ses forces.
Elle avait besoin d'avoir un horizon plus large que celui que lui offraient les trois pièces dont se composait la chaumière qu'elle partageait avec sa mère. Déjà que demeurer à tourner en rond durant les heures diurnes se révélait être une véritable torture, toujours plus grande à mesure qu'elle grandissait, si elle supprimait ces sorties nocturnes, elle allait dépérir mais elle n'avait pas le choix.
Si elle ne souhaitait pas mettre sa sécurité en péril, sécurité avec laquelle elle jouait suffisamment dans ces excursions, elle devait consentir à des sacrifices. Elle s'estimait déjà chanceuse d'avoir une mère qui la protégeait farouchement et qui ne l'avait pas amenée à l'inquisition dès qu'elle avait découvert le rouge de son regard à sa naissance.
D'ailleurs, si Eléanora se plaignait de sa situation, recluse dans la maison à ne pouvoir prendre l'air qu'à la faveur de la nuit qui la dissimulait, elle pensait que c'était sa mère qui avait fait les plus gros sacrifices, et uniquement pour la protéger. Il lui avait fallu abandonner sa cité natale, où elle avait occupé une place assez confortable sans qu'Eléanora n'ait davantage de précisions à ce sujet, pour s'installer dans ce petit village, dans une chaumière légèrement à l'écart et isolée, où elle gagnait fastidieusement sa vie comme lavandière.
Après avoir promis à sa mère qu'elle serait prudente, ayant l'habitude de ces sorties, Eléanora s'éloigna vers les champs en suivant le sentier qui serpentait à travers les pousses de blé encore vertes en comptant uniquement sur la lumière de la lune et des étoiles pour voir où elle mettait les pieds, profitant également d'avoir coutume de ces sorties.
Tout en progressant vers le bois, elle resserra les pans de son châle autour de ses épaules pour se protéger de la fraicheur nocturne encore un peu vive en ce milieu de printemps, cependant, cela ne la dérangeait pas car cette fraîcheur qui picotait sa peau était celle de l'extérieur, de la liberté.
Que n'aurait-elle pas donné pour avoir la chance de profiter pleinement de l'extérieur, de voyager librement sans avoir à demeurer sur le qui-vive, à se dissimuler.
C'était le prix à payer pour survivre. Elle ne savait que trop ce qui l'attendait si on découvrait son existence : exécutée par l'inquisition après de longs jours de détention à subir toutes sortes de tortures, donc, elle prenait ce dont elle pouvait jouir en s'efforçant de s'en contenter.
Les mains tendues devant elle pour les poser sur les troncs et ainsi éviter de les percuter, elle pénétra dans le bois et, si elle se fit particulièrement attentive, ce ne fut pas tant pour repérer un éventuel témoin à sa présence que pour s'assurer de ne buter sur aucun obstacle du chemin, pierre ou racine.
Depuis la nuit où elle s'était durement étalé parmi les feuilles mortes, ce qui lui avait d'ailleurs valu une plaie assez profonde au genou dont elle portait encore la marque de la cicatrice, elle y portait une attention toute particulière. Heureusement, ce soir, la lune était presque pleine et elle pouvait distinguer ce qui l'entourait assez aisément malgré l'ombre épaisse des feuillages au-dessus d'elle.
Sans encombre, elle atteignit la berge de la rivière autour de laquelle les arbres s'espaçaient. Vérifiant qu'il n'y avait personne dans les environs, pour le secret de sa nature de magicienne ainsi que pour sa pudeur, elle s'installa sous le même chêne qu'à l'accoutumée pour retirer ses bottines. Sa jupe, son châle, son chemisier et sa chemise de corps suivirent et elle frissonna alors que le vent effleurait sa peau entièrement dénudée.
Ses pieds s'enfoncèrent dans la mousse qui tapissait la berge puis ensuite dans le sable rocailleux qui recouvrait le lit du cours d'eau, dont la fraîcheur fit se hérisser son épiderme de chair de poule. S'avançant, elle s'immergea lentement, s'habituant peu à peu à la température de l'ondée, puis elle s'arrêta au milieu alors qu'elle avait de l'eau jusqu'au-dessus du nombril, la hauteur maximum qu'atteignait la rivière.
Plongeant, elle effectua quelques brasses puis entreprit de se laver. Évidemment, elle avait de quoi bénéficier d'un minimum d'hygiène chez elle mais elle préférait faire ses ablutions à l'extérieur dans la rivière, profitant de la nature et de la sensation d'être seule au monde et donc libre, libre de sa nature de magicienne.
Les occasions de véritablement vivre ne se présentant guère, elle faisait comme elle le pouvait pour oublier qu'elle était prisonnière.
La région où elle vivait était assez modeste sans rien d'exceptionnel. La population vivait principalement de l'agriculture et, de façon plus minoritaire, de commerces via une ville située au bord du fleuve descendant de l'océan à l'ouest, dont Eléanora ne connaissait pas le nom, et dont le port avait la réputation d'être actif.
Pour le reste, en plus de cette ville portuaire, on trouvait deux villages de paysans, dont celui d'Eléanora, la forteresse de l'inquisition, des champs, de blé notamment, quelques pâtures pour les bêtes, une chapelle garante de la présence de Dieu dans la région, et ce que tous appelaient avec une certaine déférence le manoir, l'imposante demeure de l'homme qui détenait la majorité des terres de la région, le tout ponctué de quelques bois et traversé par la rivière et ses différents embranchements qui rejoignaient le fleuve.
Si Eléanora savait donc comment s'organisait l'endroit, c'était uniquement car sa mère le lui avait décrit, faisant son possible pour lui dispenser une base d'éducation, elle ne l'avait jamais observé par elle-même. Tout ce qu'elle connaissait était l'intérieur de sa chaumière, qu'elle connaissait d'ailleurs peut-être un peu trop, les rues du village, qu'elle n'avait jamais vues que dans l'obscurité ou par une fente des volets, les champs, le bois, la rivière, qu'elle n'avait jamais contemplés à la lueur du jour, et le manoir.
Rien à voir avec celui se trouvant non loin du fleuve. Il s'agissait d'une bâtisse bien plus modeste, bien que plus riche que les chaumières dont Eléanora avait coutume, construite en surplomb du village. Il semblait à Eléanora que le propriétaire était un marchand mais elle ne savait pas exactement, sans compter que cela ne l'intéressait que moyennement.
La seule chose qu'elle avait à savoir à propos de ce manoir était que, à la nuit tombée, une certaine activité se faisait autour. Au cours de ses sorties, elle avait déjà remarqué des silhouettes se déplacer dans l'obscurité à proximité de la demeure.
Les lieux se présentaient comme risqués pour sa discrétion et elle les évitait soigneusement, ce qui ne lui coûtait guère comme elle n'avait spécialement jamais souhaité s'en approcher.
C'était donc tout ce qu'elle n'avait jamais vu. Elle n'avait pas encore vingt ans mais ce seul horizon lui semblait bien réduit, seulement, l'occasion de découvrir davantage du monde ne se présenterait certainement jamais.
Perdue dans ses pensées, elle se laissa flotter sur la surface de la rivière, uniquement éclairée par les rayons de la lune, bien que, en cet instant, la visibilité lui importait peu, les paupières closes, abandonnée dans ses réflexions. Du moins, ce fut le cas jusqu'à ce qu'un craquement parvienne à ses oreilles, beaucoup trop fort pour que ce soit le fait d'un animal comme cela se produisait parfois.
Se sentant piégée et se sermonnant mentalement pour le manque d'attention dont elle venait de faire preuve, et qui allait probablement lui coûter très cher, elle réagit vivement dans un sursaut, se dissimulant dans l'eau en s'accroupissant.
Se cacher n'était plus la peine car c'était trop tard. Une personne se tenait sur la berge, à seulement tout juste trois mètres d'elle, et la fixait, impossible qu'elle ne l'ait pas repérée.
D'ailleurs, la lumière de la lune éclairait suffisamment l'endroit pour qu'on puisse la détailler à loisir et Eléanora aurait préféré que l'inquiétude qui faisait actuellement tambouriner son cœur contre ses côtes ne soit due qu'au fait qu'elle ait été surprise nue et non au fait qu'elle craignait que la personne en face n'ait noté la teinte insolite de son regard, car, à cette distance, il lui paraissait impossible qu'on n'ait pas remarqué le sanglant de ses iris, même si elle aurait aimé se raccrocher à cet espoir, pourtant, l'homme, car la silhouette était masculine, ne hurlait pas au démon, comme tous réagissaient à l'ordinaire dans ces circonstances. À l'inverse, il demeurait immobile et silencieux devant elle.
Les sourcils froncés, Eléanora remarqua un détail d'importance. D'abord, elle crut que c'était à cause des rayons lunaires qui coloraient les alentours d'une teinte assez irréelle, sauf qu'elle s'aperçut que, si les yeux de l'homme apparaissaient violets, ce n'était pas à cause de la lueur nocturne mais bien car il s'agissait de leur couleur naturelle.
Sous la surprise, Eléanora se redressa, oubliant sa nudité, et elle demanda, bien que ce soit assez évident :

Les Yeux du Pouvoir - Tome 6 : Couleurs passé [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant