Chapitre 14 - Les magiciens du port [1/2]

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La première chose qui la frappa alors qu'elle reprenait conscience fut le froid, qui la faisait trembler de tout son corps, puis la douleur, principalement localisée dans son dos mais alourdissant également le reste de ses membres. A cause de ces deux éléments, ce réveil lui rappela celui précédent dans les geôles de l'inquisition, ce qui n'était pas pour l'encourager à ouvrir les paupières.
Elle remarqua cependant des différences alors que les brumes du sommeil se retiraient peu à peu. Pour commencer, il n'y avait pas cette odeur nauséabonde qui l'avait saisie dès ses premières secondes de conscience. Ensuite, elle semblait être à l'extérieur, comme en témoignaient les rayons du soleil et le souffle du vent qu'elle percevait sur sa peau ainsi que ce qui lui évoquait le chant d'un cours d'eau, bien plus plaisant que le son répétitif et abrutissant des gouttes ne cessant de tomber en résonant dans les couloirs des geôles, et celui murmuré par des feuillages.
De toute évidence, elle n'était plus captive.
A cette constatation, les souvenirs des dernières heures affluèrent violemment à la mémoire d'Eléanora, qui ouvrit subitement les yeux pour découvrir qu'elle gisait effectivement en pleine nature.
Ayant visiblement été rejetée par la rivière dans laquelle elle avait plongé à la suite de ses compagnons d'infortune, une fois qu'elle y avait perdu connaissance – elle avait eu de la chance de ne pas se noyer, ballottée par le courant – elle se trouvait étendue sur une grève, qui n'était pas tout à fait du sable rocailleux ni tout à fait de la terre où poussaient quelques mauvaises herbes, les vêtements détrempés, encore à moitié immergée dans le cours d'eau sous le couvert d'arbres qu'elle identifia comme des chênes sans en être certaine.
Au moins, elle était protégée par ce bois qui pouvait également lui servir d'abris, et qui pouvait être n'importe lequel dans la région. En effet, elle ignorait totalement où elle se situait exactement, jusqu'où la rivière l'avait transporté, à quelle distance se trouvait la forteresse de l'inquisition et où étaient les autres. Avec le courant et les nombreux embranchements que comportait la rivière, ils pouvaient très bien gésir à quelques mètres de sa propre position comme être à des kilomètres et elle ne possédait aucun indice pour le déterminer.
De toute manière, il lui semblait plus urgent de se soucier de sa propre situation fortement précaire que de celle de ses compagnons d'infortune, surtout si ils ne se trouvaient pas à proximité.
Puisant dans le peu de force qu'elle se découvrait, elle s'extirpa entièrement de l'eau et se hissa sur la berge en s'y reprenant à deux fois, s'écroulant à la première à cause de ses bras tremblants et de la douleur fulgurante qui lui traversa le dos. Grelottante, elle s'installa sous les feuillages d'un des chênes, les bras resserrés autour d'elle en quête de la chaleur que ses vêtements imbibés d'eau ne lui procuraient pas.
Elle comprit qu'elle était plus que fortement tendue lorsqu'elle sursauta brusquement aux notes chantées par un rossignol dans les hauteurs de l'arbre qui la couvrait de ses branchages.
Après tout, ce n'était pas les raisons qui manquaient à cette tension pour exister : elle était en fuite, probablement déjà recherchée, incapable de dissimuler ce qui la dénonçait le plus efficacement, seule dans une région qui lui était presque inconnue comme elle ne la connaissait qu'à travers de vagues explications orales, sans argent ni aucun moyen de subsistance puisque ses seules possessions étaient les vêtements qu'elle portait, d'ailleurs en piteux état, blessée, bien que l'eau de la rivière ait nettoyé les plaies laissées par le fouet, et affaiblie. En résumé, sa situation n'était absolument pas enviable, bien au contraire.
Il lui fallait imaginer des solutions pour s'en sortir, cependant, dans les circonstances actuelles, elle peinait à concevoir comment s'y prendre et par où commencer. A part ce bois de chênes, elle n'avait aucun endroit où se rendre.
Retourner chez elle était totalement exclu. Pour commencer, elle ne savait même pas si un chez elle existait encore, les maisons où l'on découvrait les magiciens ayant une certaine tendance à être incendiées, que ce soit du fait de l'inquisition ou bien en guise de représailles de la part des villageois, et, quand bien même, elle aurait trouvé autre chose que des cendres, ça aurait été bien trop dangereux de revenir sur les lieux de son arrestation car, même si elle pouvait considérer la majorité des inquisiteur comme incompétente, quelque peu stupides, ils étaient néanmoins tout à fait capables de prévoir que sa cachette initiale serait le premier lieu qu'elle gagnerait en s'échappant et donc de l'y attendre.
Sans compter qu'elle ne pensait pas pouvoir s'orienter jusqu'à son ancien village alors qu'elle ignorait sa propre position actuelle.
De toute manière, elle se doutait qu'il n'y aurait rien pour elle là-bas et elle refusait tout simplement d'y aller. Elle avait suffisamment conscience du désastre qu'elle vivait à présent sans avoir besoin de contempler les ruines de ce qu'avait été sa vie.
Par ailleurs, elle souhaitait également s'épargner de songer au sort de sa mère. En effet, si elle avait pu s'enfuir des geôles de l'inquisition, ce n'était pas le cas d'Irina, or, Eléanora savait quelle condamnation était réservée à ceux qui venaient en aide aux magiciens, de quelle que manière que ce soit, et c'était justement pour cette raison que la jeune fille s'interdisait de songer à sa mère depuis que toutes deux avaient été séparées pour ne pas s'écrouler sous le chagrin et la culpabilité.
Elle en revenait donc à sa première constatation : elle était totalement démunie.
Un cri affamé produit par son estomac accompagné d'un frisson de froid lui rappela que, avant de poursuivre ses réflexions sur ses maigres possibilités d'action et de refuge, elle devait palier au plus urgent et donc satisfaire ses besoins primaires en se réchauffant et en trouvant de quoi se sustenter.
Pour le premier, elle ne pouvait guère faire davantage que d'attendre que le soleil passant à travers les feuillages sèche ses vêtements, pour le deuxième, elle pouvait se montrer plus active. Après tout, un bois devait receler de quoi apaiser, même sommairement, sa faim.
Avant de se mettre en quête de quelque chose de comestible, elle retira néanmoins ses vêtements qu'elle étendit dans une flaque de soleil, de façon à ce qu'ils sèchent plus rapidement et à ce que le tissu humide ne la glace pas davantage, se moquant bien d'être nue, dans un endroit où elle était seule de toute manière et ne craignant plus vraiment la gêne de la nudité comme un garçon l'avait déjà surprise ainsi il y avait peu.
Cette pensée l'entraina un instant à s'égarer vers Gabriel alors qu'elle fouillait la terre et les feuilles mortes en quête de racines ou de champignons. Elle espérait que sa capture n'avait pas poussé l'inquisition à effectuer des recherches plus approfondies ailleurs dans le village et que le jeune homme aux yeux violets était toujours en sécurité, caché dans le manoir.
Un magicien sain et sauf dans un lieu sûr sur deux, ce n'était pas une si mauvaise moyenne avec le statu de bête traquée qu'on attribuait aux possesseurs de magie.
Cette pensée réconfortait quelque peu Eléanora. C'était sur ce genre d'idées qu'elle devait se concentrer pour conserver le courage et l'espoir qu'elle dénichait au fond d'elle.
Revenant auprès de la rivière, elle s'agenouilla sur la berge pour nettoyer sa récolte, qui se composait de racines, qu'elle savait comestibles pour avoir déjà vu sa mère en cuisiner avec du ragoût lors de périodes quelque peu difficiles, mais elle devrait se contenter de les ingérer crues, ayant préféré éviter de manger des champignons comme elle était incapable d'identifier les espèces à risques.
Alors qu'elle terminait de retirer les traces de terre de ce qui allait être son repas, un poisson fila non loin d'elle en suivant le courant. Elle soupira de dépit en se faisant la remarque que du poisson aurait amélioré sa maigre pitance mais, même si elle réussissait à en attraper, ce dont elle doutait, elle n'avait rien pour le préparer et ne pouvait se résoudre à mordre directement dans sa chaire crue encore couverte d'écailles.
Ce fut donc uniquement avec cette poignée de racine qu'elle s'installa sous le même chêne, où le rossignol poursuivait sa chanson. Dès la première bouchée, elle sut que ce ne serait pas un festin. Le goût était piquant, acide et amer alors que la texture se révélait terreuse et quelque peu étouffante, nécessitant une longue mastication, mais ce repas avait au moins le mérite de lui remplir le ventre à défaut d'être savoureux et, affamée – on ne l'avait pas nourrie dans les geôles de l'inquisition – elle dévora toute sa récolte.
Lorsqu'elle eut terminé, elle appuya son crâne contre le tronc rugueux, gagnée par une certaine langueur, en plus d'une légère douleur à la mâchoire à cause de chaque bouchée qu'il lui avait fallu longuement mâcher avant de pouvoir avaler.
Elle ne pouvait cependant se laisser aller au sommeil de la sorte, pas alors qu'elle ignorait toujours où elle se trouvait et où elle pouvait se rendre, car elle n'allait pas pouvoir demeurer indéfiniment dans ce bois, elle le savait. Elle avait besoin d'être assurée et rassurée sur sa situation avant de pouvoir lâcher prise de quelle que façon que ce soit.
La première chose à faire avant de prendre une décision sur ce qui était le mieux à faire pour elle était de comprendre où elle se situait exactement dans la région car, selon sa position, la conduite qu'il lui faudrait tenir varierait.
De toute manière, elle allait se contenter d'objectifs simples auxquels se limiter, sa situation ne lui permettant certainement pas de réfléchir ou de se projeter sur le long terme. Pour le moment, elle comptait donc seulement évaluer sa position, rien de plus. Dans tous les cas, elle n'avait certainement pas les moyens de faire davantage.
Ayant donc pris cette décision, Eléanora se releva, plus assurée sur ses jambes après avoir mangé et pris un peu de repos, et récupéra ses vêtements, plus secs qu'à son réveil bien qu'encore humides, dont elle s'habilla en grimaçant à cause de toutes les ondes de douleur que ses mouvements provoquaient.
D'ailleurs, alors qu'elle réajustait son chemisier, au dos déchiré en plusieurs endroits par les nombreux coups de fouet qu'elle avait reçu, elle sentit quelque chose poisser ses doigts qu'elle découvrit rougis de sang. Les blessures avaient dû se rouvrir, entre sa recherche de nourriture et les mouvements pour se vêtir et se dévêtir.
N'ayant rien pour se soigner ou seulement pour stopper le saignement, elle choisit de laisser le sang s'écouler librement – l'hémorragie était infime et donc pas suffisamment important pour réellement menacer sa santé – en espérant que, en coagulant, il formerait une croûte protégeant ses plaies.
Ne s'y attardant pas davantage elle se mit en chemin à travers les arbres le long de la rivière dont elle remonta le courant.
Elle ne sut durant combien de temps elle se fatigua, dans son état, peu suffisait pour participer à l'augmentation de son épuisement, dans cette progression, qui se révéla assez difficile avec la douleur brûlante dans son dos et se rependant dans le reste de son corps courbaturé et la faiblesse allant de paire avec cette douleur, mais elle atteignit l'orée du bois.
Prenant garde à rester parmi les arbres pour ne pas se retrouver à découvert, elle s'appuya contre un tronc avant que ses jambes ne se dérobent sous elle, et elle observa les alentours, découvrant les lieux et s'efforçant d'évaluer où elle se trouvait.
Face à elle, la rivière tranchait les prairies désertes et, de l'autre côté, se dressait un édifice à l'allure assez trapue et flanqué d'un clocher plutôt bas. Eléanora devina qu'il s'agissait de la chapelle dont elle entendait parfois le son des cloches certains soirs lorsque le vent le transportait.
D'après ce qu'elle savait de l'organisation de la région, elle ne se trouvait pas aussi loin de la forteresse de l'inquisition qu'elle l'aurait souhaité, quelques kilomètres en direction de l'ouest. Il lui suffisait de traverser à nouveau le bois dans le sens de la largeur et elle y serait à nouveau, sauf qu'elle ne comptait certainement pas y retourner, bien au contraire, elle désirait encore s'en éloigner davantage et creuser la distance qui la séparait de l'édifice maudit.
Par contre, d'ici, son ancien village paraissait fort loin. Même si s'y rendre n'était pas dans ses intentions, cette pensée lui vint mutuellement mais elle se pressa de la chasser pour se concentrer sur des choses beaucoup plus accessibles, comme par exemple, la ville qu'elle distinguait non loin sur la gauche, également à quelques kilomètres mais néanmoins plus proche que la forteresse de l'inquisition.
Il s'agissait du port qui servait d'interface de commerce au plus grand propriétaire terrien de la région. Eléanora le comprit, non pas tant en se fiant à son éducation sur la géographie que par le scintillement du fleuve sur lequel s'élevaient les mâts de plusieurs navires.
Observant les quais qu'elle pouvait apercevoir, elle se fit la remarque que, avec ces rues et ces ruelles étroites qui paraissaient se ramifier en de nombreux endroits autour du port, la ville semblait être un excellent endroit pour se cacher tout en y glanant de quoi se nourrir. Sans compter que, avec les passages de navires, elle pourrait probablement avoir l'occasion de se dissimuler dans une cale pour quitter la région et ainsi fuir l'inquisition de la région qui la connaissait, même si tout abandonner de la sorte, surtout en ignorant le sort de ses compagnons d'infortune, lui coûtait.
Se diriger vers le port lui apparaissait donc comme une bonne solution dans sa situation.
Elle était encore retenue par la couleur de son regard beaucoup trop repérable et parfaitement susceptible de la renvoyer directement dans les griffes de l'inquisition et elle n'avait guère de moyen de le dissimuler, pas de capuche dans l'ombre de laquelle le camoufler. A part ramener tous ses cheveux sur son visage pour former un rideau sous lequel cacher le rouge sanglant de ses yeux, ce qui apparaîtrait comme assez surprenant et suspect tout en compliquant ses déplacements puisqu'elle peinerait à voir ce qui se trouverait autour d'elle, elle n'entrevoyait pas d'autre solution.
A moins qu'elle ne trouve un morceau de tissu à nouer autour de sa tête sur ses yeux à travers lequel elle pourrait distinguer les choses suffisamment clairement pour agir sans gêne. Réfléchissant aux moyens d'appliquer cette idée, elle examina le tissu de sa jupe en le passant entre son pouce et son indexe. Elle le jugea assez fin pour qu'on puisse voir à travers tout en étant d'une teinte suffisamment foncée, brun écru, pour camoufler ce qu'il se trouvait dessous.
N'hésitant pas davantage, elle déchira le bas de sa jupe pour obtenir une bande de tissu qu'elle noua solidement sur son regard. S'assurant de son acuité visuelle, elle dressa la main devant ses yeux et s'aperçut que, si les couleurs ne lui apparaissaient pas avec précision, foncées par le brun du tissu, elle discernait parfaitement les formes, pouvant les identifier et donc reconnaître ce qui l'entourait.
Poursuivant sa vérification, elle s'assura que le tissu se maintenait bien en place avec différents mouvements puis, s'avançant jusqu'à la rivière au bord de laquelle elle s'agenouilla pour observer son reflet sur lequel elle constata que l'opacité du tissu était suffisante pour que le sanglant de son regard soit camouflé. Ainsi, elle passerait pour une vagabonde aveugle, ce qui n'était pas entièrement un mensonge, pour la vagabonde en tout cas.
Satisfaite, elle puisa dans ses forces pour faire redémarrer ses jambes tremblantes de faiblesse et pour ignorer la douleur vibrant davantage dans son dos à chaque pas, les dents serrées et les ongles enfoncés dans ses paumes, en se dirigeant vers le port, les bras resserrés autour d'elle.
Certainement ne parvint-elle à tenir le long du sentier, qu'elle emprunta par facilité et rapidité, se le permettant à présent que ses yeux n'étaient plus visibles, que grâce à sa volonté ou tout simplement car effectuer un pas après l'autre devint automatique au long du chemin.
Son corps, en revanche, semblait l'abandonner. A cause de toute la douleur qui l'envahissait, elle ne percevait même plus ses membres tremblants, elle avait dépassé le stade de l'épuisement il y avait un moment déjà. Sa vision se brouillait et la tête lui tournait, incapable de formuler une quelconque pensée cohérente, et elle ne comprit qu'elle avait atteint sa destination que lorsqu'elle découvrit la dureté des pavés sous ses genoux, qui en furent blessés, en s'écroulant brutalement, vidée de ses dernières forces qu'elle venait d'exploiter au maximum.
Ce fut à cet instant qu'elle revint à elle, ayant parcouru le chemin dans un état second, et elle regarda autour d'elle, découvrant, à travers le tissu lui recouvrant les yeux, une ruelle étroite, apparemment assez pauvre. Elle s'aperçut également qu'elle ne se trouvait pas à l'entrée de la ville mais bien aux alentours du cœur, n'ayant même pas eu conscience d'avoir pénétré dans la ville ni de s'y être enfoncée dans un tel état.
A présent, elle pouvait trouver un endroit où se rouler en boule et dormir, la seule chose qu'elle se sentait encore capable de faire en cet instant, surtout que la soirée commençait à tomber.
Elle se traina contre un mur où elle se recroquevilla, la tête dans les bras, et sombra, presque immédiatement, dans un sommeil pesant dont elle fut tirée alors qu'il lui semblait qu'elle venait à peine de le rejoindre. Quelqu'un la secouait doucement par l'épaule puis une voix parvint à ses tympans mais il lui fallut encore plusieurs secondes pour comprendre qu'on s'adressait à elle en l'appelant, repoussant les brumes du sommeil qui l'alourdissaient et qu'elle aurait pourtant souhaité obtenir.
Ainsi tirée de son repos trop bref à son goût, elle ouvrit ses paupières, qui lui parurent cousues de plomb, et, déstabilisée, les dernières heures ne remontant pas encore à sa mémoire, elle regarda autour d'elle avant de reconnaître la ruelle où elle s'était affaissée la veille, car la matinée débutait, la détrompant dans sa croyance qu'elle n'avait pas réellement pu dormir.
Observer ainsi les alentours avec une expression perdue la conforta dans son rôle d'aveugle auprès de la personne face à elle qui venait de la tirer de son sommeil, pourtant si mérité, mais qu'elle distinguait parfaitement à travers la bande masquant son regard.

Les Yeux du Pouvoir - Tome 6 : Couleurs passé [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant