Chapitre 21 - Natation forcée

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Recroquevillée contre ce qui devait certainement être une caisse d'après la forme carrée, Eléanora ouvrit lourdement les paupières mais cela ne changea pas grand chose car les lieux étaient totalement plongés dans l'obscurité. A peine y avait-il de maigres rais de lumière filtrant à travers la coque sans réellement éclairer quoi que ce soit. Heureusement qu'elle se souvenait des derniers événements malgré sa somnolence de laquelle elle s'éveillait juste.
Après être venus en aide à Raphaël et avoir embarqué clandestinement sur un navire en partance grâce aux deux frères de ce dernier, leur petit groupe, qui comptait à présent trois magiciens, s'était immédiatement dirigé vers la cale remplie de marchandises entreposées dans des caisses ou de tonneaux soigneusement arrimés par de solides cordages, estimant que c'était certainement le meilleur endroit du bateau où se cacher.
Ils étaient installés dans le fond derrière un entassement de caisses, le même contre lequel Eléanora s'était endormie, fatiguée par l'utilisation de ses pouvoirs qu'elle avait fait pour libérer Raphaël et se remettant encore de la précédente.
En revanche, elle ignorait combien de temps elle avait somnolé. Aucun élément autour d'elle de lui permettait de mesurer un quelconque passage du temps, avec cette obscurité qui noyait tout, et ses autres sens ne lui apportaient pas davantage d'indice, puisqu'il n'y avait pas le moindre son ni le moindre mouvement.
Durant un instant, elle crut que ses deux compagnons d'infortune ne se trouvaient plus à proximité, partis en la laissant pour une quelconque raison, alors, pour confirmer ou infirmer cette possibilité, elle tâtonna d'une main à côté d'elle. Après le contact des planches rêches de la coque, elle rencontra rapidement la matière souple, chaude et légèrement rugueuse d'une peau.
Avant qu'elle ne puisse identifier si il s'agissait de Salim ou de Raphaël ni même qu'elle ait le temps de formuler la question, on la saisit subitement par le poignet pour la tirer en avant. Malgré la surprise de cette soudaine perte d'équilibre, elle se mordit l'intérieur des joues pour s'empêcher de traduire son sentiment par une exclamation, sachant que conserver le silence était l'une des conditions essentielles pour ne pas se faire repérer par l'équipage, et elle se retrouva allongée sur le ventre.
Après les quelques secondes nécessaires pour se reprendre, elle constata que ce n'était pas sur les planches inconfortables du sol qu'elle gisait mais sur quelque chose de plus mou, bien qu'il présentait également des duretés. Comprenant que c'était en réalité sur quelqu'un qu'elle était allongée, elle voulu s'empresser de se relever mais les bras noueux qui la ceinturèrent l'en empêchèrent.
Demeurant donc ainsi, elle se demanda lequel de ses deux compagnons d'infortune lui servait actuellement de matelas. D'après l'odeur de sueur légèrement piquante ainsi que d'épices et de sable, qui persistaient bien cela faisait des années qu'il n'avait pas marché sur sa terre natale, et d'après la taille, elle reconnu Salim et un puissant malaise la saisit.
Refusant cependant que le jeune homme s'en aperçoive, elle résista à l'envie de se débattre et elle se contenta donc de demander à Salim dans un murmure, tout proche de son visage, ce qu'il se passait.
De son côté, le jeune homme tressaillit mais il nia que c'était d'entendre le ton bas d'Eléanora tout contre son oreille, bien qu'il savait inconsciemment que c'est pourtant bien le cas, encore plus avec cette vision qui se rejouait dans son esprit en lui donnant envie de resserrer encore davantage ses bras autour de la jeune fille. Ces images du futur lui apportaient le désir de ne pas lâcher Eléanora de façon à pouvoir vivre les événements qui amèneraient cette scène.
Grognant tout bas contre ces pensées, qui ne lui correspondaient guère, il s'efforça de les chasser pour répondre à la jeune fille d'une voix égale que c'était car il avait été surpris d'être soudainement touché de la sorte et il ajouta que Raphaël s'était assoupi à côté de lui, également éprouvé par cette fuite. Bien qu'elle jugeait que cette explication ressemblait davantage à une excuse plus ou moins vaseuse, Eléanora acquiesça en s'attendant à ce que le jeune homme desserre ses bras pour la relâcher.
En un certain sens, elle aurait pourtant souhaité, à l'inverse, se blottir contre lui. Après tout, après ces derniers jours plus que bouleversants, elle avait besoin de s'appuyer sur quelqu'un et de se reposer, de trouver un peu de réconfort, en arrêtant de se soucier uniquement des moyens à déployer pour survivre, seulement pour quelques minutes et pour puiser le courage, dont elle allait certainement encore avoir besoin, où elle pouvait encore le trouver.
Ce fut presque inconsciemment qu'elle posa sa joue contre la poitrine de Salim, le faisant encore davantage se raidir dans un léger sursaut.
Avec l'obscurité épaisse qui les entourait, les sens semblaient démultipliés et bien plus intenses qu'à l'accoutumée, et la musique des battements du cœur de Salim résonnait dans tout son corps. Habituellement, elle aurait probablement trouvé cette cadence irritante et aurait certainement cherché une position dans laquelle elle ne l'aurait plus entendu, pourtant, ici, elle la trouvait plutôt apaisante et rassurante car il signifiait que Salim était en vie.
En effet, ils étaient tous vivants, après les épreuves surmontées et ce qu'ils avaient traversé, ils avaient survécu, et c'était également ce qu'ils allaient continuer à faire, par tous les moyens, en se débattant de toutes leurs forces.
Cette idée réconfortait profondément Eléanora, à tel point que des larmes de soulagement lui brûlèrent les yeux alors qu'elle fermait les paupières en inspirant l'odeur de Salim qui l'enveloppait elle aussi dans ce sentiment de survie et qui l'encourageait à s'accrocher, à poursuivre cette lutte, et ses doigts serrèrent le tissu usé de la vieille tunique de Salim, se raccrochant à lui.
Ce dernier renforça encore son étreinte autour de la taille de la jeune fille, partageant son émoi, bien que le sien soit d'une nature légèrement différente.
Que ce soit car sa délivrance était encore récente ou car le précaire et l'urgent de la situation ne lui avaient guère permis de réellement y songer, il n'avait pas encore pleinement réalisé quelle évolution sa vie avait connu il y avait quelques heures mais, à présent qu'ils étaient dans une relative sécurité au calme, il prenait brusquement conscience de plein fouet qu'il était libre, que son horizon ne se limitait plus aux barreaux de sa cage et que ses agissements ne se restreignaient plus à ces quelques déplacements autorisés.
Il était libre et pouvait se comporter comme il le décidait sans subir la captivité. Avec cette liberté retrouvée, il avait soudainement envie de tout posséder, de prendre tout ce qu'il pouvait étreindre en étant libre. Actuellement, il pouvait justement étreindre Eléanora, qui se serrait d'ailleurs contre lui en s'agrippant à sa tunique.
Tout en refermant toujours plus ses bras autour de la jeune fille, il glissa sa main par l'une des déchirures du chemisier d'Eléanora pour effleurer la peau de cette dernière tout en prenant grand soin d'éviter les plaies dues au fouet. Se redressant vivement sous le coup de la surprise, la jeune fille ouvrit la bouche en s'apprêtant à lui demander ce qu'il faisait mais sa voix fut avalée pour les lèvres de Salim qui trouvèrent les siennes.
Ce baiser ne dura guère car un bruit les alerta. Se séparant, tous deux se mirent immédiatement sur leurs gardes alors que des pas résonnaient juste au-dessus de leurs têtes en semblant se diriger vers l'accès à la cale, là où ils se cachaient.
Se penchant vers l'endroit où Raphaël était allongé, Salim alla pour secouer le garçon et le réveiller pour qu'il puisse faire face au danger mais il découvrit qu'il était déjà parfaitement réveillé, certainement également alerté par les bruits de pas. Aussi silencieux que possible, ils se tassèrent au fond de la cale derrière le plus grand des empilements de caisses, espérant que ce serait suffisant pour se dissimuler et demeurer à bord du navire dans le secret.
Les choses parurent se compliquer lorsqu'un rais de lumière, probablement émis par une lampe à huile à en juger par l'odeur qui envahit soudainement l'endroit, filtra jusqu'à eux sous les caisses, indiquant qu'un ou plusieurs membres de l'équipage se trouvaient à quelques mètres d'eux, susceptibles de les découvrir à tout instant.
L'anticipant, Salim se tint prêt à bondir et Eléanora fit appel à sa magie, prête à l'utiliser, pendant que Raphaël dégainait le couteau confié par son frère, bien que, si ils neutralisaient ces marins, ils ne pourraient guère faire que retarder le problème. La meilleure solution restait donc de ne pas se faire repérer avant d'atteindre leur destination.
Le réflexe de Salim demeura néanmoins de se jeter sur le premier des quatre hommes dès que sa silhouette se profila de l'autre côté des caisses. Tous deux roulèrent au sol en percutant un tonneau. Malgré l'effet de surprise dont il bénéficia, le jeune homme ne put avoir le dessus, pour commencer, à cause de son état physique, encore fortement affaiblis et car les trois compagnons du marin attaqué vinrent lui prêter main forte en se ruant sur Salim.
Comptant le défendre, Eléanora déploya sa magie dont elle perçut le fourmillement de plus en plus familier parcourir ses membres jusqu'à ses doigts. Une grimace de douleur déforma ses traits alors que les blessures de son dos se rouvraient de façon à laisser s'écouler le sang mais, à peine le liquide rouge s'éleva t-il autour d'elle en volutes, que la jeune fille s'écroula face contre terre, vide de toute énergie à cause des événements précédents qui l'avaient poussé à déjà beaucoup solliciter ses pouvoirs.
S'approchant d'elle, l'un des marins informa les autres qu'elle était visiblement une magicienne et il alla pour la saisir par le col de son chemisier pour la soulever mais, bondissant soudainement du coin d'ombre où il s'était camouflé et où aucun des marins ne l'avait remarqué, Raphaël le fit reculer en brandissant son couteau. Surpris, l'homme eut un vif mouvement de recul pour éviter la lame et il trébucha sur un cordage s'étalant de tout son long en arrière.
Enchainant rapidement, Raphaël se précipita vers le deuxième marin le plus proche, profitant de sa petite taille pour le percuter violemment sous le plexus solaire, expulsant tout l'oxygène de ses poumons alors qu'il se pliait en deux, incapable de réagir.
Identifiant le garçon comme le danger principal, Salim étant neutralisé et Eléanora inconsciente, les deux hommes restant se concentrèrent sur lui. Balayant l'espace devant lui, Raphaël tenta de tenir l'homme le plus proche à distance mais, contrairement à son collègue, il ne se laissa pas prendre par surprise et esquiva le coup.
Paniquant quelque peu de se retrouver à portée de l'homme, le garçon visa l'endroit que son adversaire laissait à découvert par-dessous son bras et sa lame s'enfonça profondément dans sa cuisse. Dans un cri de douleur, l'homme chuta d'une jambe à terre en serrant sa blessure. Les mains tremblantes et les yeux écarquillés, Raphaël recula de quelques pas, choqués par son geste, n'ayant jamais blessé volontairement quelqu'un et mutiler l'homme de la sorte n'ayant jamais été dans ses intentions, ayant simplement réagi sous l'affolement de la situation.
Baissant donc inconsciemment sa garde, il ne s'aperçut que le dernier marin était passé dans son dos que lorsque ce dernier le saisit par le bras en le tirant en arrière, lui arrachant une exclamation de douleur, avant de lui écraser son poing sur le visage, le sonnant.
En quelques minutes, les trois clandestins furent neutralisés alors que les marins se remirent aisément, le plus mal en point étant l'homme touché à la cuisse. L'un de ses compagnons lui confectionna rapidement un bandage de fortune avec le foulard qu'il portait initialement autour du cou puis l'aida à se relever alors que les autres ramassaient les trois jeunes gens, l'un portant Salim et un autre chargeant Eléanora et Raphaël sur chacune de ses épaules, tous deux étant suffisamment petits et légers pour être transportés de la sorte par la même personne en même temps.
Encore à moitié conscient, Salim redressa mollement sa tête, qui pendait dans le dos de l'homme qui le portait, et son regard rouge foncé se posa sur Eléanora gisant en travers de l'épaule du marin derrière lui, ses traits tirés éclairés par la lueur dansante de la lampe à huile, et elle semblait particulièrement faible, à peine paraissait-elle respirer. Inquiet de ces constatations, le jeune homme tenta de tendre la main dans la direction d'Eléanora mais il parvint seulement à soulever son bras de quelques centimètres avant qu'il ne retombe le long du corps du marin.
Incapable de conserver davantage les yeux ouverts, ses paupières voilèrent son regard et il ne devina que le groupe de marins les avait conduit sur le pont que par le vent qu'il sentit sur sa peau et agiter ses cheveux puis il rencontra la dureté des planches du sol, qui lui indiqua que les marins les avaient déposé. D'ailleurs, en remuant faiblement la main à côté de lui, il trouva la tête d'un de ses deux compagnons d'infortune et il supposa qu'il s'agissait d'Eléanora d'après la longueur des mèches entre ses doigts.
Non loin d'eux, il lui sembla qu'une conversation se déroulait, certainement entre les différents membres de l'équipage. Se concentrant sur les mots échangés comme il le put malgré son état, le jeune homme comprit qu'il était sujet de leur cas, ce qui semblait logique. De toute évidence, l'équipage débattait de ce qu'il fallait faire d'eux.
Après tout, ils n'étaient pas de simples clandestins. Si cela avait été le cas, les marins se seraient certainement contentés de les garder aux fers jusqu'à la prochaine escale où on leur aurait probablement attribué une condamnation, cependant, ils étaient également tous trois magiciens, bien que cette nature soit bien plus flagrante chez Eléanora et Salim, et le traitement qui s'imposait était donc différent.
Plutôt que de les confier aux autorités portuaires du prochain port, il leur faudrait avertir l'inquisition, or, se faire associer à une affaire de magiciens traitée par l'inquisition n'était absolument pas quelque chose d'enviable.
Sans compter qu'il y avait de forts risques pour que, suite à la remise de ces clandestins à l'inquisition, l'équipage soit retenu pour un complément d'enquête visant à s'assurer qu'aucun autre magicien ne se trouvait encore sur le navire ou bien qu'aucun des marins ne s'était rendu coupable de complicité avec ces magiciens. Ces possibilités n'arrangeaient nullement l'équipage, premièrement car il serait donc retardé et être suspecté de la sorte par l'inquisition compliquerait certainement ses futurs emploies.
Dans sa semi-conscience, Salim entendit les réflexions formulées à voix haute s'enchainer et les arguments se faire renvoyer d'une personne à l'autre sans parvenir à anticiper la décision sur laquelle on allait statuer, surtout que, dans son état, il ne saisissait pas tous les mots échangés.
Il comprit facilement lorsqu'il sentit qu'on le soulevait en le remettant sur ses pieds pour le forcer à avancer jusqu'au bout du pont. Revenant lentement à lui, il ouvrit lourdement les paupières pour découvrir la surface parcourue de légères vaguelettes du fleuve juste en-dessous de lui.
Apparemment, l'équipage préférait se débarrasser du problème plutôt que de devoir en subir les conséquences. Après tout, si l'inquisition ignorait la présence de ces magiciens, elle n'avait pas la moindre raison de retenir l'équipage en enquêtant sur lui. Effectivement, cela semblait être la solution parfaite dans ces circonstances.
Enfin, sauf pour les trois magiciens qui allaient se voir offrir un plongeon, ce qui apparaissait comme un danger conséquent pour eux, qui ce soit à cause de l'inconscience, comme pour Eléanora, ou simplement car ils ne savaient pas forcément très bien nager, ce qui était justement le cas de Salim, alors il louchait avec crainte vers l'eau du fleuve, en réfléchissant à tous les moyens possibles pour éviter de connaître cette sentence.
Il ne put finalement que chercher à se débattre sans grande force ni énergie, avant qu'on ne le pousse brutalement dans le dos. Perdant l'équilibre, il tituba vers l'avant et bascula par-dessus le bastingage. La chute ne dura pas et il rencontra aussi brusquement que rapidement l'eau qui se referma sur lui en pénétrant dans sa gorge.
La panique le saisit presque immédiatement.
Il ne pouvait pas différencier le haut du bas et l'obscurité qui régnait ne l'aidait pas, bien que l'eau ait davantage une teinte verdâtre opaque, mais, surtout, il ne pouvait pas respirer. Ses poumons le brûlaient en réclamant de l'oxygène et, malgré ses efforts, il ne parvenait pas à se hisser à la surface et ses mouvements lui semblaient gourds et inutiles. Sans compter que l'affolement qu'il ressentait ne l'aidait pas, et son cœur battant de plus en plus vite sous cette panique consommait plus d'oxygène.
De toute évidence, il n'allait pas s'en tirer et finir gisant dans la vase du fleuve.
Ses pensées se brouillèrent et ses sensations s'évaporèrent, si bien qu'il sentit à peine lorsqu'on le saisit par chacun de ses bras. En revanche, il perçut parfaitement l'air qui s'écoula à nouveau dans sa gorge en emplissant ses poumons si soudainement que c'en fut douloureux lorsqu'il ouvrit largement la bouche par réflexe en crevant la surface.
Sous l'apport brusque d'oxygène, la tête lui tourna à nouveau et il eut besoin de quelques secondes avant que sa vision ne revienne à la normale. Fortement essoufflé, il regarda autour de lui pour découvrir Eléanora à sa droite et Raphaël à sa gauche, chacun le tenant pour l'aider à flotter, et faisant se mêler deux visions dans son esprit.
Tous deux avaient donc repris connaissance lors du choc avec l'eau et, constatant que Salim sombrait sans sembler parvenir à se maintenir à la surface, ils avaient eu la même réaction, sachant tous les deux nager.
Avisant les membres de l'équipage du navire qui se penchaient par-dessus le bastingage pour vérifier si ils avaient coulé, ils replongèrent sous l'eau et Raphaël appuya sur le crâne de Salim pour le forcer à en faire de même après lui avoir ordonné de retenir sa respiration, préférant qu'ils pensent s'être débarrassé d'eux pour éviter qu'ils ne tentent de les achever.
Lorsqu'ils estimèrent que le danger était passé et qu'ils eurent besoin de reprendre leur souffle, ils refirent surface en observant les alentours. Sur le fleuve, le navire les avait distancé de plusieurs mètres et ils apercevaient encore la silhouette du port non loin dans leur dos.
Ainsi, ils n'avaient pas réussi à quitter la région, n'avaient plus aucun moyen de le faire, ni rien d'autre d'ailleurs, et, à cause de l'épuisement, ils doutaient de pouvoir tenir longtemps dans l'eau ou même de seulement regagner la rive à la nage, pourtant, ils n'avaient guère d'autre alternative.
D'ailleurs, Raphaël remarqua qu'une barque venait dans leur direction, ce qui compliquait encore leur situation car il leur fallait absolument éviter de se faire repérer, puisque chaque personne susceptible de témoigner de leur présence créait une piste que l'inquisition pourrait remonter jusqu'à eux.
Puisant dans le peu de force qu'il leur restait encore, Eléanora et Raphaël commencèrent à nager vers la berge en soutenant Salim, qui s'efforça de les imiter en battant des pieds comme eux pour tenter de les soulager autant que possible, mais ils ne progressèrent guère rapidement, bien moins que la barque, qui fut bientôt à portée de voix et d'oreilles, et on les invectiva, confirmant qu'on les avait repéré.
Tous trois ignorèrent ces appels, bien que la personne qui les poussait insistait et que la barque se dirigeait clairement vers eux, en restant obstinément concentrés sur la rive et nageant comme ils le pouvaient, malgré la douleur dans leurs membres qui imploraient grâce, mais la berge leur paraissait toujours aussi lointaine.
Surtout que Raphaël stoppa subitement, les freinant en se tournant vers la barque, toujours plus proches de leur position.

« Mais qu'est-ce que tu fais ? Demanda Eléanora.

– J'ai l'impression que...je connais cette voix... »

Répondit Raphaël, les sourcils froncés alors qu'il réfléchissait, se demandant pourquoi ce timbre lui était familier et où il l'avait déjà entendu, de façon à ce qu'il le marque pour le reconnaître ainsi.
Alors que la personne, qui était de toute évidence une jeune femme par en juger par sa voix, réitérait son appel, le garçon se souvint soudainement et l'image de la joviale blondinette débarquée sur les quais du port il y avait juste quelques jours, qui avait joyeusement conversé avec lui, s'imposa à son esprit et également l'image de la personne qui l'accompagnait : une jeune fille à la peau ébène et, surtout, aux yeux bordeaux la désignant comme une magicienne.
D'ailleurs, il lui semblait justement l'apercevoir dans la barque parmi d'autres personnes. La complicité qu'il avait observé entre elles deux lui indiquait que la blondinette ressentait une certaine sympathie pour les magiciens, surtout si une personne de cette nature l'accompagnait.
Conforté par ces réflexions, Raphaël se tourna entièrement face à la barque en battant des jambes pour adresser un signe de la main aux passagers parmi lesquels il identifia effectivement la blondinette, qui guida l'homme qui maniait les rames vers eux, alors que Salim s'exclamait pour lui demandait si il n'avait pas complètement perdu la raison.
Tout en lui assurant qu'il savait parfaitement ce qu'il faisait et qu'ils pouvaient lui faire confiance, Raphaël détailla les autres passagers de la maigre embarcation.
En plus de la blondinette et de sa compagne de voyage, il y avait également deux jeunes filles, l'une aux cheveux foncés dont les affaires, bien que quelque peu défraichies, traduisaient un certain luxe, et une autre qu'il avait aussi aperçu sur le port en compagnie d'un marchand, ainsi que deux jeunes hommes, celui qui ramait et un autre qui semblait le guider, et, bien que la teinte de leurs yeux ne frappait pas particulièrement par leur étrangeté, comme le rouge de ceux d'Eléanora, Raphaël était certain que tous étaient magiciens.
En revanche, le orange d'une autre jeune fille à l'apparence amaigrie était bien de celui qui désignait une magicienne.
Ainsi, tous trois pouvaient certainement compter sur l'aide de ce groupe providentiel pour se tirer de cette situation plus que précaire. Le comprenant en avisant les regards colorés, Eléanora et Salim se relâchèrent, du moins, pas totalement pour ne pas couler de nouveau.
Arrivant à leur hauteur en s'efforçant de maintenir la barque immobile, les passagers les plus physiquement adaptés, le jeune homme à la chevelure claire et la jeune fille à la peau ébène, se penchèrent par-dessus le rebord de la frêle embarcation en tendant les mains vers les trois naufragés.
Soulagée de trouver cette aide providentielle, Eléanora saisit la paume la plus proche, celle du jeune homme aux larges boucles soyeuses qui la hissa à bord où, par manque de place, elle s'écroula à moitié sur la blondinette, qui la soutint en lui adressant des paroles de réconforts, alors que Raphaël en faisait de même, aidée par la jeune fille à la peau ébène.
En revanche, Salim continua à flotter dans les eaux du fleuve en examinant la main que le jeune homme tendait à nouveau dans sa direction d'un œil incertain, redoutant la vision que ce contact allait nécessairement faire naître dans ses pensées. Lorsqu'il s'agissait d'Eléanora, il était habitué à ces images et elles ne le dérangeaient plus vraiment. Au contraire, il trouvait qu'elles comportaient un certain aspect réconfortant, mais ce n'était pas le cas de toutes les autres.
Insistant auprès de lui, Eléanora surmonta son épuisement pour rejoindre le jeune homme et convaincre Salim de saisir cette main.
Encouragé par la jeune fille, il accepta mais refusa la main qu'on lui tendait pour plutôt se hisser de lui-même dans l'embarcation, qui tanga dangereusement à cause de ce soudain surplus de poids.
Aucun d'entre eux n'eut le temps d'ouvrir la bouche pour s'expliquer ou poser le début d'une question avant que la barque ne chavire, incapable de supporter dix personnes, les renvoyant dans le fleuve.

Les Yeux du Pouvoir - Tome 6 : Couleurs passé [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant