Chapitre 3 - La vie du port [1/2]

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Le vent soufflant en provenance du fleuve charriait, en plus de l'odeur d'eau et de vase, les ordres donnés sur le navire qui approchait, si bien que les personnes présentes sur le quai pouvaient suivre les manœuvres. On ramena les voiles, laissant le courant terminer d'amener le navire contre les pierres du quai, puis, lorsque la proximité fut suffisante, on jeta une épaisse corde qui retomba sur le quai.
Se précipitant dessus, Raphaël la ramassa pour l'enrouler autour d'une bitte d'amarrage à laquelle il la noua solidement avec la force de l'habitude. Consciencieux, il prit la peine de vérifier la solidité du nœud dont il se satisfit.
Ayant terminé cette première tâche, il accourut auprès du navire pour mettre la passerelle en place et ainsi permettre à l'équipage et aux passagers, si il y en avait à bord, de descendre à terre. Les bâtiments naviguant sur les eaux du fleuve étant moins imposants avec une coque plus plate que ceux faits pour la mer, un seul homme, même petit et chétif comme Raphaël, suffisait pour installer la passerelle, ce qu'il fit donc avec efficacité.
L'homme qu'il identifia comme le capitaine descendit le premier et, l'avisant, le salua en l'appelant par son prénom.
Le jeune homme travaillant sur le port depuis ses douze ans, pas comme débardeur comme il n'en avait clairement pas la carrure et se serait écroulé sous le poids de caisses de marchandises si il s'était risqué à tenter d'en soulever, mais plus comme un assistant, accompagnant et aidant tous ceux qui le réclamaient et effectuant toutes les tâches dont il fallait s'occuper dont personne ne prenait forcément le temps de se charger, tout ce qui lui garantissait de toucher une solde chaque semaine, les marins qui fréquentaient le port le connaissaient et lui manifestaient un certain attachement, appréciant son travail et sa sympathie discrète.
Les hommes d'équipage lui offraient même parfois des choses, rien d'exceptionnel, une pomme qu'on lui lançait ou un sachet de biscuits. Une fois, un timonier lui avait payé sa première bière dans une taverne du port.
En revanche, si on le connaissait et l'appréciait, Raphaël devait avouer qu'il ne retenait pas les noms de ces marins. Evidemment, il y avait des visages dont il avait coutume sans pour autant être capable d'y associer un nom mais, avec quelques années supplémentaires de service sur le port, il pourrait y parvenir.
Après tout, les équipages qui accostaient et partaient de ce port étaient toujours les mêmes, tous en grande majorité mandatés par Monsieur Tessier qui faisait affréter les trois quarts des navires de la ville, qui était l'un des rouages essentiels de son commerce et donc de sa puissance. Tous ceux travaillant sur le port, donc, par extension, pour Monsieur Tessier, savaient que leur place était stable et pérenne tant que le commerce de ce dernier prospérait, ce qui semblait être le cas pour encore longtemps, Raphaël comme les autres, même si sa paye n'était guère élevée.
En revanche, les employés portuaires et les marins locaux auraient de quoi s'inquiéter si jamais la fille du riche propriétaire reprenait les affaires de son père. Sa réputation sulfureuse se faisait entendre jusque sur les quais.
Se reculant dans l'alignement des bittes d'amarrage pour éviter de se trouver dans le passage, détestant déranger, Raphaël observa le débarquement, plus pour se mettre à disposition de quiconque aurait besoin d'aide, sérieux dans son travail, plus que par sécurité.
Le seul problème était que, en attendant ainsi qu'on fasse appel à lui, les marins descendant à terre le repéraient aisément et l'invectivaient pour le saluer. Ce n'était pas que le garçon n'appréciait pas ces comportements amicaux, au contraire, c'était agréable de se sentir accepté, mais qu'il s'en sentait mal-à-l'aise, ignorant comment y réagir et préférant ne pas se faire remarquer, d'une nature timide.
Sans compter que, à trop s'intéresser à lui, on risquerait de découvrir son secret.
Alors que l'ensemble de l'équipage venait de quitter le navire et commençait déjà à se disperser dans la ville, d'autres personnes, qui n'étaient visiblement pas marins à en juger par leur habillement élégant et également par la présence d'une femme, empruntèrent la passerelle pour rejoindre le capitaine qui patientait à proximité, certainement les attendait-il. D'un large geste du bras, l'homme sembla présenter les lieux et fournir plusieurs indications sur l'endroit mais Raphaël ne pouvait pas en être certain car il le fit maladroitement dans une autre langue que le français, que le garçon ne comprit pas.
Intrigué, portant toujours une grande attention à ce qui l'entourait, plus ou moins par prudence, le garçon les étudia plus soigneusement.
Au nombre de quatre, les ressemblances physiques qu'ils partageaient les désignaient comme appartenant à la même famille. Il y avait les parents – le capitaine s'entretenait surtout avec le père – et les deux fils, l'un d'environ vingt-trois ans et l'autre d'une petite vingtaine, dont le regard le fit se sentir étrange. Le premier paraissait suivre les propos du capitaine plutôt distraitement pour s'intéresser davantage à son environnement qu'il examinait du regard.
D'après leurs vêtements élégants d'une qualité parfaite et leur langue qui n'était absolument pas locale, Raphaël déduisit qu'ils étaient des voyageurs étrangers se rendant à la réception donnée par Monsieur Tessier. Il en défilait un certain nombre sur les quais depuis que Monsieur Tessier avait annoncé sa volonté d'organiser cet événement.
La veille, par exemple, un homme avait débarqué en compagnie d'une délicate jeune fille aux yeux étirés et enveloppée dans une étrange robe serrée aux allures de poupée de porcelaine. Un marin avait expliqué à Raphaël qu'ils venaient certainement d'Extrême-Orient, ce qui avait enseigné au jeune homme qu'il y avait une différence avec l'Orient tout court, bien qu'il ignorait laquelle.
Le matin même également, un autre avait accosté, lui avec deux jeunes filles, une blondinette joviale, qui avait adressé la parole à tous ceux qu'elle croisait, y compris Raphaël, qui n'avait su quoi lui répondre, et une grande jeune femme à la peau ébène, aux bijoux de griffes et aux yeux bordeaux.
Raphaël n'avait su si il devait être le plus stupéfait par la couleur de sa peau, qu'il ignorait pouvoir exister, ou par le fait qu'elle était une magicienne, comme le montrait la teinte de son regard, la deuxième qu'il voyait en dix-sept ans d'existence. Cette fois, il avait appris qu'il s'agissait d'une habitante d'Afrique.
En plus d'avoir éveillé sa curiosité, ces rencontres – le termes était quelque peu exagéré comme le garçon n'avait pas véritablement échangé avec ces gens – avaient fait prendre conscience de son ignorance sur le monde à Raphaël, sa famille n'ayant guère pu lui offrir une réelle éducation, pourtant, plutôt que de se sentir comme un idiot, il s'était émerveillé de tout ce qu'il pouvait apprendre.
Cette famille qu'il observait à distance ne ressemblait guère à ces explorateurs que Raphaël avait croisés récemment. Le garçon trouvait qu'ils se rapprochaient davantage de commerçants, ce qui n'excluait pas l'influence de Monsieur Tessier sur leur venue.
En effet, combien de marchands avaient fait le trajet jusqu'à l'opulente demeure dans l'espoir de nouer un contact commercial ? Raphaël ne les comptait plus, surtout qu'il ne savait compter que sommairement.
Alors que le garçon dressait des hypothèses sur l'identité de ces étrangers, celui qu'il avait identifié comme le fils aîné, percevant probablement son regard sur lui, se tourna dans sa direction et le fixa. Gêné d'être ainsi surpris à les dévisager de la sorte et de se retrouver au centre de l'attention, certes d'une seule personne, Raphaël rougit assez violemment en baissant les yeux, se tordant les mains, en une attitude coupable.
Intrigué, le jeune homme étranger se renseigna auprès du capitaine en désignant Raphaël d'un mouvement du menton, renforçant encore la gêne du garçon qui souhaita disparaître entre les pierres du quai. Il se demanda même si il n'aurait pas mieux fait de filer dans un autre secteur du port pour vérifier si on avait pas besoin de ses services.
Le retenant, le capitaine l'appela en lui faisant signe de venir avec un sourire bienveillant. Perdant l'occasion de s'enfuir, le garçon s'exécuta, de plus en plus cramoisie sans même oser détacher les yeux du bout de ses souliers. S'exprimant toujours dans cette langue que Raphaël ne connaissait pas, le capitaine s'adressa aux quatre étrangers, mais il crut néanmoins comprendre qu'il le présentait, notamment grâce à l'emploie de son prénom, sans pour autant savoir ce qu'il disait exactement sur son compte.
Le jeune homme qui avait repéré Raphaël sembla particulièrement intéressé et sourit au garçon, ce qui ne l'aida pas à se sentir davantage à l'aise de cette situation. Il se pressa d'ailleurs de s'esquiver dès que le sujet fut clos.
Alors qu'il s'éloignait à grandes enjambées en se malaxant nerveusement les mains, le jeune homme étranger le rattrapa, ayant visiblement quelque chose à lui communiquer. Alors qu'il était face à lui, Raphaël osa timidement relever le regard sur lui pour l'observer en coin.
Il était grand, surtout par rapport à Raphaël, sans être particulièrement étoffé, ce qui ne rendait pas sa carrure trop impressionnante, bien que Raphaël était déjà fortement intimidé, ses cheveux blonds foncé étaient soigneusement peignés en arrière, ce qui n'empêchait pas une mèche rebelle de retomber sur son front au niveau de ses yeux aux contours durs d'un vert tellement foncé que Raphaël les crut d'abord noirs.
Posant une main amicale sur l'épaule de Raphaël, le déstabilisant encore davantage, il lui sourit en disant, en français, avec un fort accent qui rendait les mots difficilement compréhensibles pour le garçon :

Les Yeux du Pouvoir - Tome 6 : Couleurs passé [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant