Chapitre 2

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Depuis, Daisuke n'a jamais quitté son pendentif. On apercevait encore les stigmates de ce formidable lancer de décembre 1994. Un coin du triangle était légèrement cassé, et l'or commençait à s'effacer, laissant place à une couleur argentée, bientôt devenue rouille. Le jeune adolescent, devenu un fier homme d'une trentaine d'années, était paisiblement assis à une table d'un café, à l'aéroport de Kōbe. Il manipulait son pendentif avec ses doigts et faisait réfléchir sur le sol la lumière des néons. Il regrettait encore sa colère. Il la trouvait inutile et égoïste. Ses parents étaient partis pour travailler, lui assurer un bel avenir dans une grande université japonaise. Les investissements sur Hiroshima ne leur rapportaient pas assez, les marchés s'effondraient. Kōbe émergeait et devint plus tard un formidable pôle économique. Ils avaient fait le bon choix.

Il commença péniblement le bentō qu'on venait de lui servir. Il tripotait les sushi avec ses baguettes mais n'en semblait pas intéressé. Il observait les autres clients. La plupart était vêtue d'un élégant costume bien taillé, proche du sien. Il se sentait pourtant comme un étranger dans la foule. Lui n'avait pas l'habitude d'être pressé, et n'était pas obsédé par la réussite et la reconnaissance professionnelles. Il prenait son temps et aimait simplement montrer les meilleures facettes de sa personnalité, lorsque l'occasion se présentait. On pouvait s'imaginer qu'il était banquier, actionnaire ou représentant, mais il n'était rien de cela, c'était simplement son style. Plaire aux gens, être beau, le frêle adolescent avait mûri en un homme confiant. Son ouverture sur le monde commença le jour où on lui enseigna la psychologie à l'université. On lui avait conseillé de nombreux bouquins sur les comportements humains qui changèrent radicalement sa perception des autres. Il sut se faire une place dans la société, puis l'assumer, en comprenant ceux qui l'entourent. Il n'était plus timide. Il avait réussi à s'extraire de sa bulle au prix d'efforts surhumains. Il devint professeur de psychologie quelques années plus tard pour transmettre ses savoirs et faire partager ses expériences personnelles à une génération souvent complexée et méfiante des autres.

En avalant la seconde bouchée de son appétissant repas, il déplia l'édition du jour et commença à la survoler. Ce 17 janvier 2013, l'influent Kōbe Shinsen présentait le planning des commémorations du séisme qui secoua la ville en 1995. On pouvait voir sur la Une la magnifique place du centre-ville. Elle mesurait environ trois terrains de football et avait été le théâtre d'interventions miraculeuses après l'effondrement d'un immeuble. Les pompiers avaient secouru plusieurs enfants bloqués dans des décombres en flammes, et avaient légitimement été présentés quelques jours plus tard comme des héros par le Premier Ministre. Le théâtre de l'héroïque opération était devenu le lieu central des commémorations, d'une part pour son symbole, et de l'autre parce que c'était un endroit propice aux rassemblements. L'immeuble qui s'était effondré n'avait pas été remplacé par l'un de ses semblables. La mairie avait prolongé la place pour y installer une statue à l'effigie d'un pompier, proche d'une stèle commémorative, où l'on installait chaque année une estrade pour accueillir les représentants d'églises.

L'événement s'étalait sur deux journées. La seconde venait de débuter et allait permettre aux proches de prier leurs morts. Elle était divisée en deux parties : les premières cérémonies débutaient vers treize heures trente et se prolongeaient jusqu'en début de soirée, puis les activités pour prier les enfants prenaient le relais jusque tard dans la nuit. Daisuke ne devait se présenter que l'après-midi, mais il tenait à assister aux recueillements du soir. C'était une bonne occasion pour lui d'analyser les comportements humains dans les situations de deuil. Il prenait chaque année des notes sur ce qu'il voyait, et tentait de voir si l'émotion dégagée restait identique au fil des cérémonies.

A la sortie du métro, il trouva le temps délicieux ; le soleil se noyait dans un splendide bleu azur. On venait de tout le pays, et comme chaque année, les rames étaient bondées. Tous sortaient à cette même station qui donnait directement sur la place sans la moindre bousculade. Chacun était respectueux. On savait pourquoi l'autre était là et on partageait la même peine. La majorité de la foule était composée de personnes âgées, mais on apercevait également quelques groupes de trentenaires ainsi que des enfants, venus prier un grand-parent qu'ils ne connaîtront jamais.

Souvenirs d'HiroshimaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant