Chapitre 3

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Les odeurs dégagées par la cuisine stimulèrent le vieillard, à moitié endormi sur l'un des canapés du salon. Un jeune garçon se mit à son niveau et lui demanda de venir manger en lui tirant son bras, qui faisait office d'appuie-tête.

Comme chaque dimanche, Daisuke invitait son grand-père Kazuki pour le dîner. C'était un ancien instituteur d'Hiroshima, ville dans laquelle il naquit en 1924. Depuis son départ forcé à la retraite en 1985, celui-ci semblait se noyer dans la solitude et l'ennui. Ses excursions se limitaient souvent aux petits marchés avoisinants, et seuls les commerçants et son petit-fils lui permettaient de converser et rester un être sociable. Divers bruits sur sa vie courraient à travers le voisinage, car personne n'avait connu la mère de son enfant, et on le voyait peu sortir, alors on l'imaginait reclus du monde. En fait, il mit beaucoup de temps à se remettre du décès brutal de son fils Kenjiro. De plus, il n'eut jamais de contacts avec ses cousins, ses oncles, ses tantes, ainsi que l'ensemble de sa famille, restée sur l'île d'Hokkaido, au nord du Japon. Ses parents avaient difficilement migré à Hiroshima au début du vingtième siècle, dans le seul espoir d'échapper à la misère qui les gagnait petit à petit. Sa vie était ainsi faite, tourmentée par les malheurs, le manque des autres, mais il ne la regrettait pas. Il avait appris à vivre avec la solitude, qu'il réussit à apprécier au fil du temps. Il aimait se retrouver avec lui-même, et ne put se projeter avec une autre femme. Il avait vécu une grande partie de sa vie seul, et il avait décidé de la finir seul.

Il s'assit péniblement à table en face de Yuji, petit trublion de sept ans et accessoirement fils de Daisuke. Ils partageaient les mêmes caractéristiques faciales malgré le gouffre des générations. Leurs cheveux châtains foncés étaient lisses et bien coiffés, leurs nez affûtés tel le museau d'un renard, et leurs pommettes bien fermes arrondissaient leurs visages longilignes. A chaque repas, le vieillard s'imaginait être en face d'un miroir rajeunissant.

Ils furent rejoints par Daisuke et Megumi, et ingurgitèrent bruyamment leurs soupes. Entre deux gorgées, Daisuke s'adressa à Kazuki.

« J'ai la surprise d'avoir le fils Fujita dans mon cours de psychologie cette année ! Te souviens-tu de son père ?

- Comment l'oublier ! Un vrai farceur, mais un garçon très doué. Un élève presque modèle, comme j'aurais aimé en avoir plus souvent. J'imagine que son rejeton est du même acabit ?

- Il est passé proche d'avoir la meilleure note de la promotion sur le premier examen de l'année. Il s'est planté sur plusieurs questions, pourtant faciles. »

Kazuki haussa le ton.

« Je te répète que ces questionnaires à choix multiples sont de vraies conneries ! En tant que professeur d'université, tu dois développer leur esprit critique, et non pas bêtement vérifier leurs connaissances du cours.

- Je n'aurais pas eu le temps de corriger les cent cinquante copies, tu le sais très bien, j'étais à Kōbe la semaine dernière. »

Il se calma instantanément, puis reprit.

« C'est vrai... Et comment s'est passé ton pèlerinage ? Tu ne m'en as pas encore parlé.

- Très bien, comme d'habitude. Il faisait beau contrairement à l'année dernière, mais toujours aussi froid. Il y avait beaucoup de monde, c'était impressionnant. Mais je n'en ai pas profité pour continuer mon enquête, j'ai rencontré par hasard une charmante jeune fille qui venait pour la première fois, et qui est aussi originaire d'Hiroshima. Nous avons passé le début de soirée ensemble.

- Et tu lâches ça devant ta femme, sans prévenir ! »

Kazuki éclata grassement de rire et fit rougir Megumi. Yuji, indifférent de la conversation, jouait avec ses baguettes et quelques bibelots qu'il avait apportés à table. Daisuke sourit puis embrassa la joue de sa femme.

Souvenirs d'HiroshimaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant