25. Nostalgie quand tu nous tiens

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J'ouvre la porte du camping-car avec une telle force qu'elle claque contre la paroi et me revient en pleine face. Je la retiens de justesse, en cherchant Tiago du regard, la boule au ventre.

— Maman !
Je cours en direction de sa voix, Sabine me suit de près. Je finis par retrouver mon petit garçon en pleurs à quelques mètres de distance, recroquevillé sur le sol. Je me rapproche de lui avec prudence. Je caresse ses cheveux et lui prends le poignet pour tâter son pouls.
—Tiago, mon bébé, que s'est-il passé ? Comment vas-tu ?

Ma voix est stridente et mes mains tremblantes. Je peine à contenir mon émotion, obnubilée par ma culpabilité est grande. Je riais avec Sabine et, l'espace d'un bref instant, j'en ai oublié mon fils. Quelques secondes de trop.
— Je suis tombé, à cause de cette grosse pierre, là !

Il hurle en hoquetant, apparemment douloureux et désigne un gros caillou. Des larmes inondent son visage.
— Calme-toi, mon amour, je suis là, avec marraine... montre-moi où tu as mal...
Sabine, agenouillée, lui caresse l'autre main pour tenter de l'apaiser.
— J'ai mal, là !

Il montre son pied droit en pleurant de plus belle. Je remonte son pantalon pour consulter ses chevilles. Un léger gonflement apparaît sur celle de gauche.
— Je vais chercher de la glace, décide Sabine, courant en direction du camping-car.
— Tiago, en attendant, essaye de bouger ton pied, s'il te plaît.

Il s'exécute, non sans mal, mais réussit à faire de légères rotations avec sa cheville. Je suis rassurée, il n'a probablement rien de cassé.
— Non, ça fait trop mal !
— Oui, je sais, mon petit cœur... Tu es vaillant. Inspire par le nez et souffle un grand coup, comme ça.

Je lui montre comment faire avant de poursuivre.
— Ça va aider à te calmer un peu.
Tiago me mime et reprend peu à peu le contrôle de sa respiration. Il cesse enfin de pleurer. Sabine arrive avec un pain de glace et la trousse à pharmacie.
— Ça va être froid, mon champion, prévient-elle. Il faut à tout prix mettre de la glace. Comme ça, ta cheville ne gonflera plus. Tu es d'accord ? Tu me fais confiance ?

Tiago acquiesce en reniflant, encore secoué par des soubresauts de douleur. Je l'installe confortablement contre moi, soulagée que ce ne soit finalement rien de grave. Sabine désinfecte la plaie, applique un pansement avant de réaliser un petit bandage pour contenir sa cheville.
— On va surveiller et mettre du froid plusieurs fois dans la journée, et si ça ne va pas mieux, on ira consulter un docteur.

Je prends mon fils dans mes bras et réalise soudain combien il a grandi. Il y a encore ce qui me paraît quelques mois de cela, il tenait dans le creux de mes avant-bras, léger comme une plume délicate.
Nous rentrons au camping-car et je l'installe confortablement sur le lit avant de m'allonger à ses côtés.
— Tu veux que je te raconte une histoire ? propose Sabine en s'installant également près de lui, de l'autre côté.

Tiago ne se fait pas prier et retrouve son sourire. Nous restons ainsi, autour de lui, en écoutant la voix douce de Sabine, raconter ses histoires préférées. Elmer, Max et les maximonstres, Le petit prince et enfin Petit-Bleu et Petit-Jaune. La chute est vite oubliée. Tiago connaît les contenus par cœur. Il ne peut pas s'empêcher de raconter ce que les pages suivantes révèlent.
— Je vais préparer le déjeuner, continuez tous les deux, dis-je en m'extirpant du lit.

Nous nous attablons une demi-heure plus tard. Je remarque alors que Tiago réussit à marcher, sans plainte, avec un léger boitement. Je fais mine de ne pas remarquer, rassurée. Dans quelques heures, il n'aura plus rien.
— On va reprendre la route, annonce Sabine à la fin du repas. Direction l'Espagne !
— Moi, je vais lire sur le lit, maman. Le livre de l'Espagne que tu m'as acheté.

La pluie fait son apparition et nous enveloppe d'un son monocorde et apaisant. Je regarde les paysages défiler, pensive.
— J'ai manqué de vigilance, dis-je en regardant mon fils assoupi à l'arrière du camping-car.
— Arrête de t'infliger ça, Tiago va bien, il est juste tombé, ça arrive.
— Bien sûr, mais ça aurait pu être grave, j'ai oublié mon garçon l'espace d'un instant... Je n'arrive pas à y croire...
— Si on va par-là, alors, j'en suis responsable. J'étais en train de te distraire quand il est tombé...
— Ne dis pas n'importe quoi. Je suis sa mère, je dois assurer une attention constante, surtout après...

Le poids de la responsabilité m'apparaît tout à coup énorme. Comme si l'absence d'Alexandre rendait chaque minute plus périlleuse. Je n'imagine pas décrocher mon téléphone pour lui annoncer un malheur alors même que je lui ai arraché son fils. Il a accepté mon choix, résigné, mais n'a jamais souhaité en être séparé.
— Delf ?

J'entends la voix de Sabine. Je ne me suis pas rendu compte qu'elle me parlait. Visiblement, elle m'a appelé plusieurs fois.
— Excuse-moi, j'étais dans mes pensées.
— Oui, j'ai remarqué... Tu n'as pas terminé ta phrase.
— Ah. Je disais quoi ?
Impossible de reprendre le fil de la conversation.
— Tu n'as peut-être pas envie de développer, pas de problème. Tu disais que tu devais être constamment vigilante surtout après.... Après quoi ?
— Oh... Après avoir retiré Tiago à son papa...

Un silence pesant s'installe, les larmes me brûlent les yeux.
— Je comprends ce que tu veux dire... Mais, je pense que tu es dure avec toi-même. Tu es une bonne maman, et même sans discuter avec moi, il aurait pu tomber sous tes yeux et avec la distance qui vous séparait, tu n'aurais rien pu faire. Allez, arrête-ça.
— Oui, j'ai conscience de ça.
— Finalement, ce n'est pas tant la chute qui te met dans cet état, hein ?

Avec Sabine, je n'ai guère besoin de m'épancher longuement pour qu'elle me comprenne.
— Oui, en plein dans le mile. C'est comme si je venais de réaliser les risques de mon choix avec cet incident.
— Alexandre le sait, et il a accepté ta décision. Vois-le comme un gage de confiance, il ne te fera aucun reproche, j'en suis persuadée. Ça n'enlève en rien la culpabilité d'un parent quand il arrive quelque chose, mais la vie est faite de risques. Plus d'onde négative, hein ?

Je décide de l'écouter et de cesser de me tourmenter. La nostalgie a maintenant pris le pas sur la culpabilité, l'insouciance et la bonne humeur du jour. Je me surprends à ressentir le manque de ma famille et même d'Alexandre.

Je décide de décrocher mon téléphone pour appeler mes parents.
— Bonjour Delfine, comment vas-tu ? Je suis contente d'entendre le son de ta voix. Je ne voulais pas te déranger, du coup j'attendais que tu nous appelles.
Dans un flot de paroles traduisant l'inquiétude cumulée ces derniers jours, ma mère m'assène de questions.
— Comment te sens-tu ? Si tu as besoin, papa et moi pouvons venir te rejoindre. Tu nous appelles et on vient, d'accord ?

J'entendais mon père parler derrière elle en répétant les mêmes propos.
Dis-lui que je viens si ça ne va pas.
— J'ai déjà dit ça. Tais-toi, ordonne-t-elle à mon père. Je n'entends pas ce qu'elle me raconte.

Je souris, attendrie par leur inquiétude. Ils gardent leur préoccupation parentale comme un instinct de protection inépuisable. De mon côté, leurs voix m'enveloppent toujours autant de réconfort.
— Tout va bien pour moi, ne vous inquiétez pas.

Je leur raconte notre crevaison, l'arrêt à Tour, à Aubeterre-sur-Dronne, ou Ciboure avec la fête foraine. J'occulte volontairement l'épisode de la voyante, de l'herboristerie et de la chute de Tiago. Je n'ai pas envie de rentrer dans les détails ni de partager mes inquiétudes. J'ai simplement besoin de les entendre.
— Tu te nourris bien ? Ce n'est pas terrible de faire à manger dans le camping-car avec une seule plaque électrique en plus. Quelle galère, déplore ma mère.
— Oui, mais ça dépanne. Et puis on peut aussi manger au restaurant, ça compense.
— Vous arrivez quand au Portugal ?
— On arrive en Espagne dans vingt minutes, Ciboure est à côté de la frontière, et on vient de se mettre en route.
— Ah d'accord, c'est long...

Oui mais elles y vont tranquilles, tant mieux ! renchérit mon père.
—  Et comment va mon petit chéri ? poursuit ma mère sans porter la moindre attention à ses propos.
— Très bien. Il est heureux de faire ce grand voyage dans le confort du camping-car.. Je vous rappellerai avec lui. Là, il dort.

Nous continuons à échanger quelques banalités avant de raccrocher en se faisant mille bisous interminables. C'est à celui qui réussit à faire le dernier avant de couper la communication. Ma mère n'a pas bien raccroché, je les entends dans l'appareil.
— Tu m'énerves quand tu parles derrière moi. Tu peux lui parler directement la prochaine fois, s'agace ma mère.
Mon père renchérit immédiatement :
— Tu n'arrives pas à m'écouter quand je te parle, à chaque fois c'est pareil.

J'assiste à leur dialogue de sourds, celui-là même que j'entends depuis ma plus tendre enfance, qui m'agaçait il y a peu et me rend nostalgique aujourd'hui. La distance crée le manque et le manque permet le lien. Je garde un sourire figé à la pensée de ce souvenir.
— On est en Espagne, olé ! s'écrie Sabine.

Les falaises ocreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant