37. Ne garder que le chant des mouettes

23 4 2
                                    

Les trois jours suivants n'ont pas la même saveur et cela n'échappe pas à Tiago et Sabine. Je prétexte un rebond de la maladie - pas totalement faux à vrai dire - et une grande fatigue pour me réfugier dans mon lit. Je m'engouffre dans une incurie totale. Avoir frôlé l'irréparable me plonge dans un abysse profond, un gouffre duquel je n'arrive pas à m'extraire. J'aimerai remonter à la surface, retrouver un semblant d'oxygène pour ouvrir mes poumons, sortir de l'opacité, mais je demeure en apnée comme si j'avais oublié la promesse que je m'étais faite plusieurs semaines plus tôt. Je n'y arrive plus. Les falaises sont devenues fades, le ciel bleu est dorénavant gris, l'odeur des pins est moins forte et celle de mon fils a perdu de sa magie. Un voile maléfique a recouvert le monde dans lequel je me trouve, il fait sombre. Je tombe...

— Je t'assure, maman, que ça va, ai-je dit à ma mère, la veille, au téléphone. Un petit coup de fatigue, qui n'en a pas ?
Sabine avait vendu la mèche ne réussissant pas à faire semblant. Je ne peux pas lui en vouloir. Tiago l'a suivi en criant haut et fort à travers le combiné que je ne quittais plus mon lit. J'ai tenté de laisser mon téléphone sonner et les messages affluer, plusieurs fois d'affilée, plusieurs jours même. Et puis, j'ai fini par décrocher, mais je m'en veux de mentir pour échapper à l'interrogatoire, au déferlement d'inquiétude de mes parents, aux reniflements bruyants, aux "Mon Dieu, Delfine, reviens en France te soigner"...

Chut.

Faire taire ces voix, ne garder que le chant des mouettes, les sirènes des bateaux au large, le rire des enfants, le bruissement des épines de pins au-dessus du camping-car. Comment ressentir à nouveau les effets ressourçants de la nature sur moi ?

Sabine prend volontiers mon relais pour s'occuper de mon petit garçon. Elle l'emmène lors de ses promenades avec Pédro. Il n'existe pas un jour sans que les deux amoureux ne se voient et je suis profondément ravie pour elle, bien que mon désarroi augmente à mesure que ma solitude grandit. Aujourd'hui, elle emmène Tiago dans un parc aquatique, pour son plus grand bonheur, il y en a des dizaines dans la région.

Alexandre arrive dans cinq jours et cette perspective augmente l'entremêlas complexe de mes sentiments. Je dois trouver la force de quitter mon lit, préparer ma randonnée et ainsi éviter de le croiser. Je veux fuir, comme je l'ai fait en venant ici, au bout de l'Europe. Ces pensées permettent à mes jambes de sortir à l'air libre pour se poser au sol et me porter jusqu'à la douche. Comme un zombie, j'exécute les gestes routiniers.
Lavée, habillée, je trouve un semblant d'énergie pour marcher quelques mètres jusqu'à la falaise, celle que j'ai voulue survoler quelques jours plus tôt. Et dire que je jugeais les adolescents de mon service hospitalisés pour avoir tenté de mettre fin à leurs jours, certaine au fond qu'il s'agissait d'un geste lâche.
— Comment ne pas aimer la vie, elle est si belle ? Je questionnais mes collègues il y a de cela quelques mois encore.
En souffrant, tout simplement. En ayant un cancer en stade terminal, par exemple.

Ne jamais juger.

Au bord de la Falésia, je décide de m'asseoir en tailleur et de fermer les yeux afin de méditer. Un frisson parcourt mon corps en mémoire de la terrible erreur que je m'apprêtais à commettre. Je cherche un signe qui me permette de retrouver le goût de vivre durant les mois à venir. J'ai espéré que cette escapade en camping-car serait la seule réponse à ce besoin, mais il faut croire que je l'ai surestimée.
Rien ne vient. Pas de message, pas d'idée lumineuse pour retrouver la foi, rien.

Le néant.

Alors, je tente de ne plus penser, de reposer mon cerveau fatigué et de me rapprocher des éléments, de la nature, de communier avec elle. Cette nature aussi réelle que je le suis. Je prends le risque de me livrer à elle de la manière la plus vulnérable qu'il soit, en écoutant, regardant, sentant, touchant, utilisant tous mes sens et acceptant ce que je vis, accueillant ce que je suis, ce que je deviens. La nature comme support et outil à l'extériorisation de ma douleur. La nature comme outil de vie. Mais comment donner la force à mon corps d'exécuter les aspirations de mon esprit ?
Je reste là, les yeux clos. Je pense aux séances de sophrologie habituellement conduites par Sabine et je décide de me lancer seule.

Je ressens la terre chaude et rocailleuse de la Falésia sous mes jambes croisées. Je perçois la moiteur qui se dégage de la paume de mes mains posées sur mes genoux. J'accueille la brise chaude parfumée à l'iode marine et à la voluptueuse odeur de sève. Des senteurs divines imprégnées du soleil à la frontière entre la mer Méditerranée et l'océan Atlantique. J'entends le doux murmure du balancement de la ramure du pin parasol qui me surplombe, dont le bruissement d'épines me caresse les oreilles, comme le chant incessant des cigales en arrière-fond. Je vois le soleil briller derrière mes paupières fermées.

Je frissonne.

J'ouvre les yeux et j'admire la couleur de l'eau, le camaïeu de bleu, les mouettes blanches et grises virevoltant le long de la plage. Je prends soin de rester connectée à cette nature afin qu'aucune pensée parasite ne vienne s'y opposer. Mes muscles se détendent, mes épaules s'affaissent, ma respiration ralentit.
Je referme les yeux pour poursuivre cette introspection récupératrice. J'y arrive enfin. Des larmes coulent sur mes joues, je les laisse s'échapper et emporter avec elles ma souffrance.
Toutes les parcelles de mon corps sont en connexion avec les éléments. Un poids vient se poser sur chacune de mes épaules, le poids de la douleur peut-être. Une douce chaleur émane de ce poids et diffuse sur ma peau comme si les mains de quelqu'un venaient me réconforter. Je pleure.

J'entends une voix. Une voix chaude, douce et familière me susurrer à l'oreille :
Le repos est un rêve, la vie un orage*
Une voix masculine.
Une voix qui me propulse dans le passé.
Une voix que je n'ai pas entendue depuis une éternité.
Une voix familière. Si familière.
Celle de...
— Alexandre ! crié-je en me retournant brusquement.

* George Sand

Les falaises ocreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant