36. Le couperet

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Les jours défilent tandis que Sabine file le parfait amour avec Pédro. Ils se sont revus le lendemain pour dîner, ils ont échangé leur premier baiser ce soir-là, et, depuis, ils se rejoignent chaque jour après la séance de surf. Pédro a prolongé son séjour au Portugal, en s'organisant en télétravail. Son poste de commercial dans une entreprise d'import-export international lui permet d'exercer n'importe où à travers le monde.

Une petite routine s'installe. L'école à la maison, les cours de surf, la plage, la lecture, des balades à flanc de falaise avec mon appareil photo numérique autour du cou. Immortaliser chaque instant magique. Parfois seule, avec mon fils, ou encore tous les trois avec Sabine.

Mon amie est transformée, je la laisse à sa joie de vivre ces instants de bonheur. Qui aurait imaginé qu'elle trouve l'amour ici, durant ce périple ?
— Je suis amoureuse, c'est foutu, geint-elle un soir.
— Tu es amoureuse, c'est merveilleux. Question de point de vue !
— Je suis terrorisée !
— Je sais, mais la vie est comme ça. L'amour fait battre nos cœurs. Autrement, c'est la mort.
Un frisson parcourt mon corps. Sabine perçoit mon malaise, s'approche de moi et m'enlace.
— Ne dis pas ça, je suis là pour toi, me console-t-elle.
— Je sais, merci.

Mais, depuis que Sabine côtoie Pédro, je me retrouve de plus en plus seule. Je ne lui en veut pas, mais plus j'y réfléchis, plus les doutes m'envahissent. Être le témoin de l'amour qui unit les deux nouveaux tourtereaux me renvoi à celui que j'ai perdu, délibérément et stupidement perdu. Je me garde de partager mes sentiments avec mon amie, de peur de rompre avec la magie.

Lors de nos appels téléphoniques avec Alexandre, il ne me fait aucun reproche, ne demande pas à nous revoir. Sa loyauté l'empêche peut-être de le faire, et, ma fierté, mes doutes, ainsi que ma profonde conviction qu'il souffrirait davantage à quitter son travail pour venir me rejoindre ici, me pousse à garder le silence.
— Ils ont prolongé les fouilles encore quelques semaines, me raconte-t-il en évoquant son travail, une fin d'après-midi, au téléphone.
Nous sommes en visioconférence, ses yeux pétillent, il est beau. Terriblement beau. Mon cœur accélère ses battements. Je ne sais pas si c'est l'émotion de le voir ou l'agacement à l'égard de ces fichus sentiments ambivalents.

J'ai commis une terrible erreur. Mais, il m'est impossible de faire machine arrière.

— Le nombre d'éléments sculptés polychromes que nous avons trouvés est complètement dingue ! Ils sont en parfait état de conservation et datent du XIIIème siècle ! Tu devrais voir ça !

Son excitation est touchante. Il passe la main dans ses cheveux, le regard lumineux, complètement transporté par sa mission. Tant de découvertes dans l'antre de la plus célèbre cathédrale de Paris est un événement unique dans la carrière d'un archéologue.
— C'est quoi comme sculptures, papa ? demande Tiago s'immisçant dans la conversation.
— Il y a des visages, des fragments de corps, des décors architecturaux, en pierre, qui appartenaient sûrement à la cathédrale autrefois.
— Ils vont aller dans le musée comme la tombe ?
— Oui, mais pas tout de suite. Le sarcophage et toutes ces découvertes vont d'abord être nettoyés et étudiés par un laboratoire pour en apprendre plus sur l'histoire de Notre-Dame. Et, peut-être qu'on en verra certains au Louvre, ou ailleurs qui sait.
— Tu as trop de chance, papa !

Nous poursuivons la conversation avec Alexandre, tandis que Tiago part jouer au ballon.
— Les vestiges sont contaminés au plomb, on doit être rigoureux dans le respect du protocole pour les manipuler, mais en dehors de ça, c'est que du bonheur.
— Sois prudent, le plomb provoque des atteintes cérébrales ou des neuropathies graves et même des décès... Et, il faut près de vingt ans pour l'éliminer de l'organisme, l'avertis-je en "bonne infirmière".
— Je peux t'assurer qu'on ne prend aucun risque, ne t'inquiète pas. On est euphorique, certes, mais pas fou !
— Ça fait plaisir de te savoir heureux.
Un long silence alourdit immédiatement l'atmosphère.
— Delfine, non, je ne suis pas heureux, me répond-il d'un ton grave et cinglant.

Un long et interminable silence. L'image se fige comme si le réseau téléphonique faisait défaut. Alexandre reste immobile face à la caméra, le visage subitement abattu. Je tente de bredouiller quelque chose, mais rien ne sort.
— Ah...
— Delfine, tu me manques, bordel.

Il passe la main sur son visage, comme pour se réveiller après un vilain cauchemar. J'ai rarement entendu de jurons sortir de la bouche d'Alexandre. Sa confidence me déchire le cœur. Il n'y a rien à opposer à cela. Des fourmillements parcourent mon visage, les larmes me viennent, je suis prête à tout lâcher. Mais, je prends quelques inspirations, et avale  douloureusement ma salive avant de répondre.
— Je suis désolée, Alexandre.

Ne pas céder, ne pas douter, faire confiance à mon instinct. Ne pas le faire souffrir davantage, le préserver de ce qui l'attend. Il renifle bruyamment, au bord des larmes. Il se recoiffe du bout des doigts comme pour se donner une contenance, puis change de sujet.
— Tu pleures, papa ? s'inquiète Tiago ?
— Non, mon bonhomme, mais presque. Parce-que tu me manques, tout simplement. Dis moi, comment te débrouilles-tu en portugais, alors ?
Nous continuons à échanger de l'unique point sur lequel aucune ambiguïté ne plane, notre fils.
— Je prends une journée de congé, lundi en huit, pour venir passer le week-end avec Tiago. Tu es d'accord ? Me demande-t-il à la fin de la communication, sur la réserve.

Nous avions convenu qu'il viendrait selon sa charge de travail. Je redoutais ce moment. Mais, Tiago, qui a entendu son père évoquer sa venue au téléphone, saute de joie. Il part en courant rejoindre sa marraine au bord de la piscine pour lui transmettre la bonne nouvelle.
— Bien sûr, Tiago est fou de joie. J'en profiterai pour partir en randonnée et découvrir la région, si tu n'y vois pas d'inconvénient. Je vous laisserai profiter de vos retrouvailles tous les deux.

Ma réponse est tombée comme un  couperet.

Nous raccrochons. Comment puis-je être si odieuse ? Je me déteste. Lorsque nous raccrochons, je fonds en larmes. Ma gorge me lacère tant je les ai contenues durant notre échange.
Je me sens terriblement isolée et perdue. Le sens trouvé dans ma vie en venant ici est devenu terne tout à coup. Sans le partage, il n'a plus la même saveur. J'ai accompli ma mission, elle s'achève donc ici, et n'a plus l'intérêt d'être poursuivie. Comment vont se passer les prochains mois ? J'agrippe mon abdomen subitement douloureux. J'observe mon corps, transformé depuis ses dernières semaines. Je n'ai ni miroir, ni balance dans le camping-car et c'est mieux ainsi, ma transformation physique est visible à l'œil nu.

Je m'éloigne vers le flanc de falaise pour trouver une ressource près de l'océan. Ce voyage, heureux, prend une tournure que je n'avais pas prévue. Je ne voulais pas de contrainte, et me voilà pourtant malheureuse. J'imaginais vivre un bonheur absolu dans la région de mon cœur avant de prendre le large, mais ce bonheur est incomplet. Je me surprends à déambuler dangereusement vers le précipice. Je regarde, à travers mes yeux larmoyants, les roches en contrebas en songeant que ma vie ne vaut plus la peine d'être vécue. Je pleure à chaudes larmes, toute ma peine et mes remords sortent de mon corps, je veux que tout ce cirque s'arrête. A quoi bon ? Je progresse d'un pas certain, foule la terre ocre jusqu'au bord, des cailloux roulent dans mon passage pour s'écrouler des dizaines de mètres en contrebas, sur la plage. Je marque un temps d'arrêt. Je ne recule pas. Je suis prise de vertige, je vacille légèrement.

Je me rappelle un dicton d'Honoré de Balzac, découvert dans une papillote au chocolat, un soir de Noël : "Il faut toujours bien faire ce qu'on fait, même une folie". Je n'imaginais pas qu'il referait surface dans mon esprit, à cet instant précis.
Je renifle bruyamment et essuie mon nez avec la manche de ma robe en lin blanc. Le vent souffle et couvre mes sanglots. Terminer mes jours ici, mourir dans l'ocre de ces falaises que je chéris tant, en pleine possession de mes capacités, n'est-ce pas ce qu'il y a de mieux ? Je ferme les yeux pour trouver le courage d'avancer, je lève mon pied, prête à basculer vers ma seule échappatoire.

Quelques secondes avant le dernier pas qui me sépare du vide, j'entends le son de la voix de mon fils au loin jouant avec des enfants du camping, qui m'arrache à l'irréparable. Un semblant de lucidité s'empare de mon cerveau, le voile de torpeur qui recouvrait mes yeux s'échappe, et je recule d'un bon, en joignant mes mains sur ma bouche.
— Mon Dieu ! murmuré-je horrifiée.

Je m'écroule au sol, en pleurs, j'hurle face au vent, personne ne m'entend. Je m'égosille violemment et crache toute la haine face à ce destin qui vole mon bonheur. Et d'un coup, je réalise. Comment puis-je être égoïste au point d'imposer une telle perte à mon seul et unique enfant ?
J'essuie mon visage trempé. Je reprends mon souffle, j'inspire et expire, en allant chercher ce qu'il me reste de force au plus profond de mes entrailles pour continuer, même si mon esprit a quitté mon corps pour s'échouer, quarante-deux mètres plus bas, aux pieds des falaises.

Les falaises ocreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant