Chapitre XIX - Il existait sans vivre

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Eden n'assista pas aux cours de la journée suivante, ni de celle d'après. Une semaine s'écoula sans qu'il ne remît un pied à l'université. Il ne reparut pas aux yeux des mortels. La partie Ange presque anéantie de son âme s'était brusquement éveillée d'un long coma. Désormais, elle protestait de vive voix pour redonner son identité à cet être égaré. Pourtant, il tentait avec force de la rejeter. Chaque jour, chaque heure, chaque minute, même, sa main glissait dans sa poche, caressait le paquet, il jouait avec le feu, tentait le Diable, ressentait le désir infâme.

Ladell l'avait affirmé à mi-voix, si tu prends ça, tu ne vaudras pas mieux qu'un humain. Cette pensée, toujours, le tirait de la tentation. Comment aurait-il pu devenir comme les insectes qu'il exécrait ? Alors il retirait les doigts de sa poche, y abandonnait le paquet. Il résistait une minute, une heure, une journée de plus. Il repoussait le moment fatidique où il cesserait définitivement d'être Ange.

Il demeura sept jours enfermé dans la chambre d'Elias, recroquevillé sur le fauteuil, les yeux rivés sur les dessins en noir et blanc encadrés sur les murs. Réfugié dans cette sécurité factice, il s'abandonna au Temps.

Puis il sortit de sa torpeur. Avec difficulté, il plia, replia, déplia ses muscles atrophiés. Premier pas, il chuta. Il hésita à rester assis sur le plancher. Il attendit, son esprit dériva. Il aurait pu rester prostré encore une fois, oublier son protégé et s'oublier lui-même. Il deviendrait l'ange de cette chambre. Quand Elias viendrait à s'en aller, lui ne bougerait pas. Il serait l'Ange gardien de l'enfance d'un garçon devenu grand, l'intangible souvenir à l'odeur de menthe d'une jeunesse envolée.

N'était-ce pas ce qu'il avait été, après tout ? L'ami imaginaire d'un petit humain aux pensées florissantes. Il appartenait à une époque révolue. Il vivait dans le passé sans parvenir à s'accrocher au présent. Elias poussa la porte de la pièce. Eden aurait pu ne pas s'écarter, il se leva. Il obligea son corps à se tendre, laissa place à son humain. Il émergea du brouillard, agrippa avec fermeté ce présent fuyant vers le futur. Ses ongles l'éraflèrent, il griffa le Temps inarrêtable, silhouette famélique, Mort dans son immense manteau noir.

La Mort avait-elle peur, elle aussi ? Peur de ne pas être à la hauteur, de décevoir les autres ou, pire, de se décevoir elle-même. Peur de faillir à son éternel devoir, d'échouer à accomplir son unique tâche. Peur, peut-être, qu'on ait peur d'elle. Eden contempla son protégé, il discerna autour de lui l'invisible présence du squelette fantomatique, dont les longs doigts entouraient une montre à gousset à l'incessant tic-tac. Avait-elle peur de sa solitude, la Faucheuse, perdue dans la multitude, condamnée à être seule à jamais ? Oui, elle devait avoir peur, tremblant dès que personne ne la voyait.

Comme lui.

Elle profitait de l'absence de regards pour se livrer corps et âme à la terreur, cette petite mort de l'esprit aussi sournoise que l'espoir. Ce constat le soulagea. Il n'était pas le seul à ce débattre avec l'effroi. La Mort, intemporelle entité, le combattait aussi du haut de sa toute-puissance. Il lui sourit. La Mort se contenta de le dévisager, silhouette floue qui baignait Elias d'une aura sombre. Laisse-le vivre, Mort, implora Eden. Il n'est pas encore l'heure. Elle ne lui rendit pas son sourire. Elle tourna ses dents pointues et son visage décharné vers lui, il frémit. Elle l'observait de ses orbites vides. Alors, elle se décolla avec lenteur du corps de l'humain.

Et sa vie ne s'arrêta pas.

Eden déglutit. Ses yeux fiers soutinrent le regard froid. La silhouette enroulée d'un linceul noir s'approcha, un pas après l'autre. Elle allait sans se hâter, Maîtresse du Temps. À chacun de ses pas, le tic-tac de la montre se faisait plus pressant, il résonnait plus fort à ses oreilles. Tic-tac. Il ne se détourna pas, il n'avait pas peur ; la Mort, comme lui, pleurait seule.

Eden - Le Temps ne s'arrêtera pasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant