Chapitre XXXVII - Paradis artificiel, 2/3

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Temps. Continuité indéfinie où se déroule la succession des évènements et des phénomènes, les changements, mouvements, et leur représentation dans la conscience. Trop compliqué. Personne ne comprend ce que signifie le Temps. Rien. Ou tout. Les deux à la fois, peut-être. Ou aucun. Chimère insoluble, incompréhensible. Nul n'est jamais capable de l'expliquer. Le Temps, c'est le temps qui passe, diront certains dans une vaine tentative d'apposer des mots. Oui, mais le Temps, s'il passe, doit bien être quelque chose, avant de passer. A l'arrêt, qu'est-il ? Entité que personne n'éclaire jamais. Le génie peine à l'expliquer, qu'il soit Homme ou Ange. Toutes les castes de l'existence cohabitent dans cette même ignorance ; le Temps demeure mystère.

Le Temps vit ; il débute pour certains avec la naissance. Le Temps meurt ; la vie s'achève avec la mort, la Mort extermine le Temps. Il s'éteint avec les souvenirs. Et, si on oublie le passé, peut-on considérer que le Temps auquel il est relié n'a jamais été ? Car si nul ne se souvient, qui peut prouver qu'il a existé ?

Mais encore cette question, qu'est-ce que le Temps ? Entité inaccessible et supérieure, à la puissance démesurée. Elle gouverne la Grande Faucheuse dans son linceul noir, qui elle-même dirige les Anges et les Hommes.

Le Temps est l'Ennemi suprême. De ses ongles effilés, il arrache des lambeaux de mémoire, des fragments impossibles à retrouver, pour toujours envolés. Irrémédiabilité. Temps passé ne reviendra plus. Impuissance. Temps a couru, on ne peut s'élancer à sa suite. Imposteur. Temps a usurpé la puissance que le Dieu Souverain avait conservée.

Temps infâme et Temps voleur.

Eden cracha un épais volute de fumée en se laissant tomber sur le matelas. Ce Temps insidieux avait autorisé trois jours à fuir dans l'éternité. Trois jours durant lesquels Elias ne reparut pas, trois jours que lui oublia. La présence de son protégé s'était tout à fait effacée. Ne restait de lui que le souvenir du plaisir. Il tenta de glisser un comprimé dans sa bouche. Ses bras affaiblis secoués de soubresauts et sa vision floue presque aveugle ne le lui permirent pas. La pilule sombra dans les plis du drap. Il eut beau chercher, tâtonner, retourner, il ne la débusqua pas. Frustré, il alluma une nouvelle cigarette et remplaça la drogue paradisiaque par plusieurs gorgées d'alcool au puissant goût de désinfectant.

Il frissonnait et se noyait de l'intérieur. Le feu du tabac et le liquide de la bouteille de verre se complétaient pour l'anéantir complètement. Des vagues d'une ivresse jusqu'alors inconnue s'abattaient sur son corps soumis au bon vouloir du Temps Souverain. Lui n'était plus rien, n'opposait nulle résistance. Rien n'importait. Ses yeux ouverts ne voyaient plus, ses oreilles tendues n'entendaient rien, sa peau nue ne sentait pas la douceur du tissu. Il oubliait de penser, comment penser et à quoi. Un éclat d'une aveuglante blancheur inondait l'espace : il se trouvait chez lui, dans ce domaine où il résidait reclus. Blanc de lumière éternelle et angélique. Le silence de son jardin, assourdissant, ravissait son ouïe trompée.

« Joli petit Ange, fais battre tes ailes,

Déploie-les dans le vaste Ciel, sans peur.

Oh ! Joli petit Ange, fais battre tes ailes,

Comme jadis tu as fait battre mon cœur.

Et beau, fier, parfait enfant-roi,

Petit Ange, envole-toi. »

De l'eau se déversait sur ses joues. Eau inconnue, peut-être alcool. Je veux voler. Le moindre espace de sa faible carcasse frémissait. Je sais voler. Un haut-le-cœur secoua sa poitrine. Son front luisait de sueur. Elle dégoulinait dans sa nuque, collait ses cheveux, ensevelissait les résidus de perfection auxquels il se cramponnait. Je vais voler. Il ouvrit la fenêtre. Son corps frissonnant s'immobilisa devant le cadre. Comment voler ? Il balaya des yeux les immeubles, formes grisâtres floues qui dansaient.

Eden - Le Temps ne s'arrêtera pasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant