Il était une fois une princesse. Seulement, papa voulait un chevalier.
Papa, il criait beaucoup, alors je me bouchais les oreilles. J'avais déjà peur. Vous savez, cette sensation étrange dans l'estomac, comme un pincement, quelque chose qui dévore, qui ingère les entrailles, entrave les mouvements, abîme le corps. Je suis né avec, je crois. Maman disait toujours que ce n'était pas grave, « tout ira bien » elle répétait. Et elle chantait. Elle couvrait les cris. Elle posait les mains sur mes oreilles, parce que mes doigts ne suffisaient pas, elle chantait, elle chantait, elle chantait, sa voix m'entourait. Je pleurais. Je savais qu'elle aurait aimé pleurer, elle aussi. Mais maman, elle était forte, alors les larmes ne sortaient pas. Moi je n'étais pas fort, j'étais une sale fillette qui chiale. Maman, c'était une fille qui chiale pas.
« C'est pour ne pas salir mon maquillage », elle disait.
Elle se maquillait beaucoup, maman. Tous les jours, en fait. Le matin, elle s'enfermait dans la salle de bain et, avant ça, elle m'ordonnait de m'asseoir sur mon lit, de verrouiller la porte, d'attendre sagement qu'elle revienne. Beaucoup de temps s'écoulait, je restais immobile, Monsieur Pince dans les bras. Monsieur Pince, c'était mon doudou crabe, il portait une cape rouge, comme dans les livres. Maman m'avait affirmé que c'était le beau Prince Charmant qui me l'envoyait, en attendant de pouvoir venir lui-même et de m'emmener sur son cheval blanc. Alors j'attendais. Le prince, puis maman. On avait un code quand elle revenait. Un coup, deux coups, lentement, car papa tambourinait. Je devais écouter, m'assurer que c'était bien elle, et pas lui, et alors seulement je pouvais ouvrir, sortir, respirer. Respirer était compliqué. Maman était jolie quand je retrouvais le couloir. Sa peau était toute blanche, toute lisse, toute belle.
Tout le monde le disait, « que vous êtes belle, madame Walter », mais maman se contentait de sourire. Elle grimaçait à peine en entendant son nom. Mais je savais, moi, qu'elle le détestait. Walter, c'était papa, et papa elle ne l'aimait pas. Alors elle agissait comme d'habitude, elle maquillait ses émotions comme elle maquillait sa peau, beaucoup, beaucoup, beaucoup, et elle se maquillait encore plus après que papa ait crié. Elle ensevelissait la vérité très loin, elle me la dissimulait à moi aussi. Papa rentrait, elle m'embrassait et elle fermait la porte de ma chambre en me suppliant de me taire.
Le bruit, ça tuait.
Le pire, c'était quand je pleurais.
« Les hommes ne pleurent pas » disait papa. Il sentait mauvais, avait les dents jaunes et ses yeux ressemblaient aux miens. Deux amandes marrons derrière des lunettes. Ce devait être l'une des raisons pour laquelle je fermai tant les yeux... Pour oublier que papa et moi possédions les mêmes. Que je le veuille ou non, je partageais son sang. J'aurais aimé qu'on me propose une transfusion. J'aurais accepté sans hésiter d'échanger le rouge sous mes veines avec n'importe qui d'autre, pourvu que je perde celui de papa. Mon sang souffrait d'un « déficit de masculinité ». Je ne saurais pas expliquer ce que c'était, la masculinité. Papa le répétait. T'es pas un homme. Tu me fais honte, la chialeuse. Et d'autres phrases, encore et encore, qui noyaient les précédentes. Une chanson bien moins harmonieuse que celles de maman. Agressive, des notes jetées, crachées, démaquillées qu'il me faudrait apprendre à effacer, comme maman devant son miroir, avec sa poudre, son fond de teint, sa peau tachée devenue immaculée.
Papa me laissait comprendre que je représentais une erreur. Il me reprochait de garder un visage fin, de ne pas grandir, d'être incapable de retenir l'eau sous mes yeux. Il me grondait parce que j'étais moi, et que moi, ça ne suffisait pas.
Maman travaillait. Elle sortait le matin, revenait le soir et, quand elle rentrait, elle sentait la cigarette. Je la regardais qui s'éloignait depuis la fenêtre de ma chambre, au quatrième étage. J'avais interdiction de sortir. Ma chambre devenait ma prison. Quatre murs et quelques mètres carrés, au-delà d'une porte verrouillée. J'avais trois ans, pourtant ces journées qui s'écoulaient se gravèrent dans ma mémoire, et les années qui m'éloignèrent de ces heures sans fin ne purent effacer le souvenir de papa, dans le salon, le bruit de la télévision, les canettes de bière qui se vidaient, et lui qui tapait contre le bois. Je n'oubliai pas la panique au creux de mon ventre, recroquevillé, le nez plongé dans les poils de Monsieur Pince, les mains sur les oreilles, parce que j'aurais adoré devenir sourd pour ne plus entendre les hurlements et la Peur qui susurrait. Ma compagne, la seule amie que j'eus dans la chambre. Mes pensées se tournaient ailleurs, à la recherche du Prince que maman me promettait et dont mon crabe représentait l'émissaire.
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Eden - Le Temps ne s'arrêtera pas
Paranormale𝐸𝑑𝑒𝑛 𝑡𝑜𝑚𝑏𝑎. 𝐸𝑡 𝑑𝑎𝑛𝑠 𝑠𝑎 𝑐ℎ𝑢𝑡𝑒, 𝑠𝑎 𝑔𝑙𝑜𝑖𝑟𝑒 𝑖𝑙 𝑒𝑚𝑝𝑜𝑟𝑡𝑎. Eden est un Archange déchu, descendant des plus prestigieux représentants du Ciel. Eden est noble, fier, beau. 𝑃𝑎𝑟𝑓𝑎𝑖𝑡. Eden, pourtant, se perd et s'enf...