Chapitre XXXIV - Petite mort pour un garçon-fillette

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Les ongles rongés de Victor tressautaient sur le verre de la petite table du salon. Les ronronnements d'Octave sur ses genoux et les poils noirs sous ses caresses ne suffisaient pas à apaiser l'angoisse qui tenait ses entrailles en otage. Il avait renoncé à la lecture d'un recueil de poésie, incapable de se concentrer dessus. Il relisait inlassablement le même vers, La Débauche et la Mort sont deux aimables filles, ne le comprenait pas, recommençait au début, son esprit dérivait vers la Mort. Impossible qu'elle fût aimable. Le tapotement des ongles retentissait.

« Je suis content que tu sois venu, ça faisait longtemps. »

Il ne répondit pas à Liam, qui s'asseyait sur le canapé. Si nonchalant, quand lui ne pouvait empêcher son corps de trembler. Il regrettait d'être là, et pas chez lui. D'avoir cédé à la Débauche pour éviter la Mort. Depuis la naissance de Cassandre, il ne sortait plus que pour aller à l'université. Pour elle, il avait renoncé à la sécurité de son refuge, chez le Prince Charmant réticent. Il alluma son téléphone. Le vingt-deux se détachait sur l'écran. Encore douze heures et il serait de retour dans son petit appartement au quatrième étage.

« Eh, Vic', arrête de martyriser la table. »

Ses ongles la martelaient de plus en plus vite. Sa respiration accélérait, ses doigts dans le pelage d'Octave se crispaient. L'animal miaula d'inconfort. Une main saisit son poignet, il croisa le regard de son ami.

« Je ne sais pas pourquoi tu es stressé comme ça, mais oublie. Quand tu es chez moi, je te l'ai dit et répété, c'est pour être apaisé. Arrête d'agir comme s'il allait y avoir un mort dans l'heure.

— Excuse-moi. Je suis un peu fatigué, en ce moment. »

Il se dégagea d'un geste sec et se dirigea vers la porte arrière qui menait au jardin.

« Je vais fumer, je reviens. »

Perdu dans la fraicheur de la nuit tombante, il savoura l'odeur du tabac qui couvrait celle de l'herbe humide. Il avait appris à l'apprécier, avec le temps. En six ans, il s'y était habitué. Il se souvenait encore de la première cigarette qu'il avait fumée, à quatorze ans à peine. Il avait dérobé le paquet de sa mère alors que la brûlure de son cœur était encore à vif. Enceinte pour la deuxième fois, il l'empêchait d'intoxiquer le fœtus — qui ne vit pourtant jamais le jour — et noya ses poumons de nicotine. Petite mort pour un garçon-fillette incapable de vivre. L'échappatoire qui le tuait à petit feu, parce qu'il n'avait pas le courage d'attraper une corde. Sauveuses qui ne demandaient ni cape ni cheval. Princesses à la robe orange qui l'emmèneraient un jour dans leur château-boîte, loin, loin, quelques pieds sous terre.

« C'est rare que tu fumes chez moi », dit Liam en le rejoignant.

Il ne réagit pas, les yeux clos. Il dodelinait de la tête, au rythme de la musique qu'il fredonnait. Il sursauta quand le brun effleura son épaule.

« Elle a quel âge ta sœur, maintenant ? »

Pris au dépourvu, Victor mit un instant à répondre. Il éteignit son mégot, un mince sourire sur les lèvres.

« Elle a eu trois mois le dix-huit mai.

— Je pourrai la rencontrer, un jour ?

— Bien sûr.

— Chez toi ?

— Non. »

L'inquiétude resurgit. Il triturait l'ourlet de son pull sans manches. Il ne pensait plus qu'à Cassandre, qu'il avait laissée seule avec son père. Tout ira bien, se répétait-t-il. Il regarda l'heure. Dans moins de soixante-douze minutes, sa mère rentrerait et, alors, il serait assuré de sa sécurité. Il l'avait couchée dans sa chambre, près de la bibliothèque, et Karl n'approchait pas les livres. Il la laisserait en paix, le pouce dans la bouche et la peluche sous le bras.

Eden - Le Temps ne s'arrêtera pasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant