Bonus IV - Les Anges portent des couleurs qu'il faut inventer

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« C'est remarquable. Vraiment, je vous assure, et j'ai l'œil pour ça, vous pouvez me croire. Je vous le dis, vos productions sont remarquables. »

Elias souriait en se grattant la nuque, gêné. Son interlocutrice scrutait chaque tableau avec un regard sérieux, acéré, deux pupilles d'aigles capables de discerner le défaut, la faute, l'imperfection qui garantirait l'authenticité. Ses doigts pointus, comme des serres, s'agitaient au rythme de ses phrases, valsaient d'un côté et d'un autre, accompagnaient sa voix telle une danse gestuelle. Elle ne souriait pas, la tête enfoncé entre les épaules, les yeux d'aigle derrière des lunettes à monture fine. Non, cette femme n'était pas là pour sourire. Elle était là pour évaluer.

Alors Elias sortit de son mutisme.

« Je vous remercie. »

Il tirait sur les manches retroussées de sa chemise. Il avait chaud, ici. La clim fonctionnait mal et l'été envahissait les rues. Il avait chaud, puis il commençait à avoir faim. Il avait envie de peindre, aussi. Beaucoup. Ses pinceaux l'appelaient ; ils s'époumonaient depuis l'appartement au huitième étage, à deux heures de là. Ses doigts fourmillaient. Il sentait l'inspiration parcourir ses veines. Il lui fallait arracher le dessin dans son esprit, le coucher sur la toile, le couvrir de couleurs innombrables, tenter de trouver les bonnes teintes, mélanger, corriger, éclaircir ou foncer. Il rêvait de son atelier, s'entourer de pots de peinture, torse nu pour éviter de faire une lessive, et la fraicheur de l'acrylique qui éclabousserait sa peau.

« Vous n'utilisez pas beaucoup de couleurs, dit la femme en s'immobilisant devant un nouveau mur où était accrochée une série de cadres en noir et blanc.

— Non. »

Il n'utilisait pas beaucoup de mots, non plus. Il préférait peindre. Peindre l'amour jusqu'à en être essoufflé. Cracher sur une toile vierge les émotions qui traversaient le corps, évacuer, transmettre. Partager avant tout à lui-même ce que son âme rechignait à dire, pour partager aux autres, ensuite. Leur montrer, tu vois, moi, je me sens comme ça. Rouge, très rouge, mais il y a du bleu, parfois. Il pleurait sur ses supports, et l'eau de ses larmes se mêlait à la peinture des palettes. Elle tombait sur les pinceaux et s'écrasait sur le tableau. Il figeait ce qu'il éprouvait, l'enfermait en deux dimensions. Il l'abandonnait et n'y revenait plus. Une émotion passée, oubliée, déléguée aux autres. Une émotion qui ne lui appartenait plus. Elle était offerte pour se soulager, délaissée pour que les autres, ceux qui la regarderaient, pussent l'interpréter, la comprendre, apprendre que le monde entier était submergé par un cœur prisonnier.

« Celui-là, c'est de vous aussi ? »

La femme, serrée dans un tailleur bleu marine, s'arrêta devant une immense toile. La pièce maîtresse de la galerie. Il acquiesça, oui, c'est de moi. Il avait mis longtemps, pour ce tableau. Il avait cherché les bonnes couleurs pour représenter un être hors du monde. Un être aux mille couleurs, des nuances dont il ne connaissait pas le nom, vêtu de lumière et de grâce, d'élégance et de fierté. Un être baigné d'un éclat aveuglant, la peau blanche et les cheveux noirs, mais un blanc et un noir que les tubes de peinture reproduisaient mal. Trop ternes. Il lui avait fallu des années pour comprendre qu'il n'achèterait jamais les bonnes couleurs.

« Vous avez mis des couleurs.

— Oui. »

Il avait mis des couleurs et il avait mis tout son amour, toute sa confiance, tout son bonheur, son désir et sa peur. Il avait jeté les larmes, les cris, les silences. Il avait peint avec le sang, avec la rage, avec la fumée d'une cigarette. Il avait embrassé et repoussé. Il avait dit je t'aime puis je te hais. Il avait cherché la vérité d'un cœur transi. Il avait représenté le manque, l'absence et la distance. Il l'avait mélangé aux contacts, à la chaleur froide, à la voix dansante, moqueuse, arrogante. Il avait ajouté l'odeur de menthe.

Eden - Le Temps ne s'arrêtera pasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant