Chapitre XXXV - Laissons vivre les notes

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Six jours, seul avec sa mère. Six longs jours. Trop longs, trop solitaires, vides de sens. Six jours interminables, qui passèrent pourtant à une inacceptable vitesse. Six jours durant lesquels le Temps ne s'arrêta pas, quand tout un monde s'effondra. Six jours, cent quarante-quatre heures, huit mille six cents quarante minutes, cinq cent dix-huit mille quatre cents secondes.

Six jours, et un cercueil de bois.

Trop petit, le cercueil.

Le froid régnait dans le cimetière. Il faisait froid pour un premier juin. Le vent hurlait, assourdissant. La marionnette guidait les gestes de Victor, qui ne pouvait se résoudre à quitter la pierre tombale dressée devant lui. Un nom, deux dates. Trop rapprochées, les dates. Il serrait l'éléphant en peluche contre sa poitrine. Il revoyait encore le sourire angélique que n'hérissaient pas encore les dents. Les petites mains qui s'ouvraient et se fermaient, minuscules et si délicates. Le corps frêle qui gigotait dans ses vêtements. Il entendait les babillages, les pleurs, les cris qui résonnaient, secoués à ses oreilles par le vent.

Il ne reverrait plus l'adorable visage, ni n'entendrait les syllabes lancées au hasard. L'absence criante de l'être qu'il ne connaissait que depuis trois mois le percutait de plein fouet, et la marionnette peinait à assurer l'impassibilité de ses traits. Mais elle ne le relâchait pas. Elle tenait serrées entre ses doigts les clés ouvrant les portes de ses yeux. Les larmes se refusaient à couler, bloquées par le barrage verrouillé.

Les bras tremblants, il raffermit son étreinte autour du jouet. Il ne l'offrirait jamais. Et ce mot, jamais, le frappa avec une indicible violence. Il ne la reverrait jamais. Il ne la réentendrait jamais. Elle ne grandirait jamais, ne parlerait jamais, ne vivrait jamais. Il ne la présenterait jamais à Liam. Elle n'était plus là, et elle ne le serait plus jamais.

Ses yeux secs se détournèrent de la tombe. Silhouette dénuée de volonté, il erra à travers les allées. La veille, après l'enterrement, sa mère avait refusé de porter plainte contre Karl. Elle n'avait pas non plus voulu alerter sa propre mère de la mort de l'enfant. Il ne savait que faire. Alors qu'il dépassait la grille fermant le cimetière, il lui sembla entendre un vagissement. Il se retourna aussitôt, son regard balaya les innombrables stèles grises. Il ne distinguait plus celle au nom de Cassandre. Seul le vent le narguait, lui qui vivait.

Comme elle lui semblait loin, cette nuit chez Liam. Il ne pouvait s'empêcher de la regretter. S'il s'était contenté de la solitude de son appartement, la peur au ventre, enfermé dans sa chambre, guettant l'arrêt de la télévision de son père, elle serait toujours là... Mais il avait été égoïste. C'était ce qu'il avait toujours été, après tout. Un pauvre gosse à la vie misérable, à la recherche de la moindre source de bonheur qui lui donnerait envie d'exister. Un gamin qui ne pensait qu'à lui, puisque personne d'autre ne le faisait. Il cherchait un Prince Charmant. Mais bon sang ! Qu'en avait-on à faire, d'un putain de Prince Charmant ? Où était-il d'ailleurs, cet incapable ?

Absent.

Comme Cassandre.

Il n'existait pas, l'homme à la cape rouge qui le sauverait sur son cheval blanc. Il n'existait pas, n'existerait jamais. Et il était infoutu de secourir un bébé. Il s'agissait, une fois de plus, d'une chimère qu'on agitait sous son nez pour le pousser à avancer. Mais alors qu'il courait après lui, naïf, il comprenait qu'il ne le rejoindrait pas. Le Prince s'élançait devant lui, et il n'apercevait rien d'autre que le rouge qui s'éloignait. Il jeta la peluche de Liam sur le sol. Elle rebondit parmi les gravillons et s'arrêta. Victor ne marchait plus. La marionnette l'avait relâché et il se trouvait incapable de mettre un pied en avant.

Les illusions projetées par les contes de fées qu'il avait dévorés, brusquement se dissipaient. Ne restait de ses rêves d'enfant que le souvenir qu'il ne pourrait jamais les partager avec sa sœur. Ses désirs d'un homme pour lui venir en aide gisaient à ses pieds, lamentables. Méprisables. À s'abîmer dans son obsession d'un bonheur personnel, il avait délaissé Cassandre.

Eden - Le Temps ne s'arrêtera pasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant