Chapitre 3

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J'ai eu une enfance heureuse, c'est ce qui m'a permit de me construire. Mon frère n'a pas eu cette chance. Nos parents ne s'entendaient pas, ne se sont jamais entendus. Du matin au soir ils se hurlaient dessus à propos de tout et n'importe quoi. C'est principalement la faute de ma mère. Elle était mesquine, vicieuse et égoïste, avait d'épouvantables sautes d'humeur et, je le devinais plus tard, trompait mon père. Ils auraient pu se séparer, mais mon père l'aimait. Destructrice est le mot que je lui associe. Mais ça je ne le savais pas, grâce à mon frère, Kaleb. Ayant neuf ans de plus que moi, il anticipait les disputes et se débrouillait toujours pour que je n'entende rien ou ne soit pas présente. Il allait même jusqu'à menacer mes parents, leur faisant jurer de se contrôler en ma présence. Tout cet amour qu'il me portait, je le voyais sans le voir.Il était mon grand frère et je l'aimais de tout mon petit cœur d'enfant, mais il était en fait bien plus que ça. Comment aurais-je pu deviner qu'il était également mon ange gardien? Je pense souvent à lui, et à elle aussi. Je n'ai revu ni l'un ni l'autre depuis sept ans maintenant.

"Houhou, Kara?"

J'ai eu une absence. Je me rappelle maintenant. Le jeu, l'alcool, la question. Ils me regardent tous en cercle comme si j'étais une bombe à retardement.

"Me regardez pas comme ça putain, je vais pas me mettre à pleurer ou quoi..."

"Oui ok mais tu sais, si tu en a envie, on est la pour toi hein..."

J'éclatais de rire. L'alcool probablement. Quelques secondes passèrent dans un silence tendu.

"Bon, c'est pas tout ça, mais mon père veut que je sois chez moi pour 22h30, il faut que je taille. "

"Seth va te raccompagner alors, on sait jamais."

Héhé, je ne vais pas dire non. J'enfile ma veste et nous partons. La nuit est fraîche, libératrice. On a envie de la laisser nous envelopper et disparaître à jamais.

"Pourquoi tu souris?"me dit-il

En guise de réponse, je le regarde sournoisement. Ça me laisse un peu de temps pour mieux l'observer. Il marche d'un pas assuré, le regard confiant et un sourire au coin des lèvres. Il est beau.
Je détourne le regard. Je ne suis pas comme ça d'habitude! Je suis bourrée, c'est normal que je sois si fleur bleue. Quand on est bourré on aime tout le monde pas vrai?

"Tu veux fumer?"

Il sort un joint de son sac. J'acquiesce et il m'emmène dans un endroit pas très loin, à l'abri des regards. C'est magnifique, le genre d'endroit qu'on oublie pas. Pour y accéder il faut passer par une ruelle, qui débouche ensuite sur un espace rempli de graphes de toutes les couleurs, de toutes les formes et de tous les genres.

"Woua. J'ai l'impression d'être dans un autre monde, genre Alice au pays des merveilles t'as vu!"

"Haha t'es toujours en buvette toi! Vomit pas hein!"

Je le regarde et tire la langue. Pourquoi? Demandez à mon cerveau alcoolisé.

Il commence à fumer. Après qu'il aie poncé la moitié, je réagis.

"Ben sa va pépère? Tu ne devais pas me faire tirer par hasard?"

"Ah mais ça c'était avant que je remarque que tu étais toujours bourrée ma belle!"

J'ignorais le "ma belle" qui pourtant résonnait doucement dans mes oreilles et rétorquais:

"Qu'est ce que ça change?"

"Je voudrais pas qu'il t'arrive quelque chose sous ma responsabilité..."continue-t-il en employant le même ton mielleux.

Je vois rouge.

"Ta responsabilité? Mon cul ouais, j'ai pas trois ans! Je suis en buvette autant que toi, te sens pas les couilles gonfler stp!"

Je dis n'importe quoi, alors autant arrêter la. Je fais brusquement demi-tour et le laisse planté sur place. Je ne supporte pas qu'on me prenne pour une petite chose fragile, car je n'en suis pas une, même sous l'emprise de l'alcool. J'ai le temps d'apercevoir son visage sous le choc, désemparé, avant de partir. Quel con.

J'arrive chez moi remontée, ouvre la porte en tentant de faire le moins de bruit possible et file dans ma chambre. Une fois dans le noir, seule, les souvenirs remontent contre ma volonté, ils me submergent. Je ferme les yeux pour tenter de les chasser mais c'est trop tard.

Ce soir là je rentre chez moi après mon entraînement de judo. J'ai dix ans, Kaleb en a dix-neuf. Depuis la porte d'entrée, j'entend les assiettes se briser et des éclats de voix. J'entre et tente de comprendre ce qu'il se passe. Quand j'arrive dans la cuisine, une peur panique me prend. Je n'y comprend rien, je suis perdue. Kaleb est en furie, il casse tout, bouscule les parents en hurlant mais surtout, surtout, il a le visage baigné de larmes. Mon frère, d'habitude si imperturbable... Je laisse tomber bruyamment mon sac de sport par terre. Ils se retournent tous vers moi, sauf Kaleb. Celui ci s'enfouit le visage dans les mains. Je me rend compte que moi aussi, à présent, je pleure. Comment se fait-il que mon frère si grand, si fort, semble être devenu fou et pleure comme un enfant?
Un silence interminable s'ensuit. Quelque part au fond de moi, je sais qu'il n'y aura pas de retour en arrière possible,que quelque chose va changer pour toujours. J'observe le visage en détresse, presque effrayé de mon père puis celui de ma mère. Elle semble assez calme, peut être un peu stressée. Sans un mot, Kaleb va dans sa chambre et en ressort avec un sac de voyage. Nous sommes a présent face à face, et je cherche dans ses yeux les réponses qui me manquent. Il avance vers moi, pose une main sur ma tête comme il le faisait avant pour me rappeler que j'étais petite, et d'une voix brisée murmure:

"Je suis désolé Kara, c'est trop pour moi."

Et il est partit. J'étais restée pétrifiée. Pourquoi ne l'avais-je pas serré dans mes bras en le suppliant de rester, lui disant que maintenant il n'aurait plus à me protéger comme avant, que ce poids qui l'écrasait il n'aurait plus à le porter seul. Mais je n'ai rien fait de tout ça, et il s'en est allé, avalé par la nuit.
Ensuite je me souviens avoir entendu une plainte étranglée dans la gorge de ma mère, les bras de mon père qui me pressent contre lui, et surtout un grand vide en moi. La dette que j'avais envers mon frère était infinie, et son abandon me faisait mal. En un instant, je comprenait les grandes lignes de se qu'on m'avait dissimulé depuis si longtemps.

Anger my dear friendOù les histoires vivent. Découvrez maintenant