• Le temps des feuilles rousses se termine lentement, laissant place aux toiles d'araignées givrées et aux petites flaques d'eau gelées.
J'ai eu le bonheur de voir naître deux portées, petites boules de poils relou, puits sans fond d'énergie. Mais aussi découvert la peine de perdre trois anciens, plein de sagesse et de conseils.
J'ai connu également quelques conflits avec la meute de la plaine. Notamment à cause de moi, l'humain qui s'est planté d'espèce. Et puis la période de froid apportant famine et maladies, elle entraîne aussi une perturbation de l'équilibre des frontières, chacun cherchant à se nourrir en volant les proies sur les territoires voisins.
Quand à Kieran, cet idiot, toujours aucune évolution le concernant. Cassiopée me répète sans cesse d'être patient mais j'avoue perdre espoir. Chez nous, ce mal s'appelle le coma et très peu en revienne, surtout après plus d'une vingtaine de lunes.
Et durant tout ce temps, pas un seul de ces cils n'a bougé. Je n'ai pas revu ses yeux abyssale ni entendu sa voix rocailleuse. Pourtant, sa blessure est complètement guérie, la cicatrisation est belle et aucun signe d'infection n'a pointé son nez. Et je m'assure jours après jours de son bien être. Son corps n'a pas perdu trop de masse et je le stimule musculairement pour qu'il garde un minimum de tonicité.
J'avoue passer de plus en plus de temps à ses côtés. Dès que j'ai un moment de libre et jusqu'à ce que la lune soit haute dans le ciel nocturne. Certaines nuits, il m'est arrivé de déserter ma caverne malgré moi, m'endormant contre lui et n'ouvrant les yeux qu'au petit matin, me retrouvant comme un con.
Au début, j'en ressentais de la gêne mais aujourd'hui, je ne peux m'empêcher d'avoir besoin de sa présence pour passer une bonne journée. Le regarder, le toucher, le caresser, le sentir. Sa peau, son odeur, sa chaleur, sa douceur me sont devenues indispensables. Coller mon corps contre lui, ma joue sur son torse, ma main dans ses cheveux, mes pieds entrelacés aux siens.
J'en conviens, ce comportement n'est pas sain, on dirait plutôt celui d'un psychopathe. Je développe de plus en plus de sentiments pour lui que je ne devrais pas, surtout dans cet état. Mais c'est bien connu, moi et mes sentiments, ça fait deux.. De toute manière, qui arrive à dicter à son coeur qui aimer ou non? Cette bête là, elle décide seule sans demander l'avis de personne. Même si elle fout ta vie en l'air !
Alors bon, maintenant qu'on en est là, pourquoi ne pas écouter cet organe si capricieux et me laisser porter par le courant des sentiments ? Ce fut ma nouvelle résolution pour les lunes suivantes mais face à un comateux, j'avoue que c'est un peu compliqué.
Cela fait plusieurs jours que le ciel est cotonneux et que le froid attaque durement. J'ai d'ailleurs transformé mon nid en amas de fourrures et de lainages, m'enfouissant en son sein pour me protéger de la morsure du froid durant la nuit. Et au passage, éviter de perdre mes doigts de pieds.
Aujourd'hui, les nuages ont enfin déversés leurs larmes glacées et le paysage est recouvert d'un beau manteau blanc étincelant sous le soleil de ce début d'après-midi. Kieran sur mon dos, emmitouflé dans un lainage noir doublé de fourrure grise, je l'emmène prendre un peu la lumière, le temps d'une balade entre les arbres blanchâtres. J'aime lui faire prendre l'air, partager ce petit moment seul avec lui, traversant cette terre qu'il n'a encore jamais foulé de lui-même.
Arrivé dans cette petite comble que j'affectionne tant, cachant en son sein une minuscule cascade plongeant dans un bassin étroit et profond, je le pose délicatement contre la roche.
Son visage semble paisible, la lumière faisant scintiller sa peau d'une teinte nacrée. Plus aucune cerne violacée ne marque ses yeux. Sa barbe, dont je prends soin tous les jours, taillée proprement, lui découpe la mâchoire finement. Ses longs cheveux noirs descendent en cascade sur ses épaules, se perdant dans la fourrure. Ainsi, je le trouve beau, vraiment beau. Pris d'une montée de sentiments, je me blottis contre lui, ma tête sur son épaule. J'aimerai tant le sentir passer ses bras autour de ma taille pour me serrer contre son torse.
- Quand est-ce-que tu reviens ?
Ce murmure se perd dans le vent, nul ne l'ayant entendu. C'est étrange cette sensation de manque alors que nous n'avons jamais vraiment eu de relation intime. Cela s'arrêtait aux simple limites du professionnel. J'ai bien peur d'ailleurs, que lors de son réveil, je me prenne une veste phénoménale, lui n'ayant pas vécu cet période comme moi. Et cela serait tout à fait normal. On ne tombe pas amoureux dans le coma si ?
Et puis, est-ce vraiment de l'amour que je ressens ? Ou juste un sentiment comblant ce vide causé par le mal du pays ? Un moyen de me raccrocher au passé ? S'il se réveille, essaiera t il de rentrer chez lui ? retrouver notre ancienne vie ? Nos familles, nos amis, qui doivent eux aussi perdre espoir de nous revoir. Et moi, en ai-je envie ? Ou même la force de retourner à ce mode de vie à l'opposé de ce que je vis aujourd'hui ?
Je me sens tellement moi-même ici, cette façon de vivre me convient amplement, je m'y retrouve complètement. Je ressens une plénitude et une sérénité plaisante, loin du rythme effréné et de l'inhumanité du monde que l'on a créé. En vivant au sein même de la terre mère, on réapprend à regarder, écouter, sentir la beauté de la vie. L'homme colérique, explosif, égocentrique et un peu con que j'étais a disparu, laissant place à un autre qui me plait, mais que personne ne reconnaîtrait. Moi y compris.
Trop de questions sans réponses se bousculent en moi depuis plusieurs lunes, peut être certaines le resteront à jamais. La boule d'angoisse naît de nouveau au fond de ma gorge. Ne voulant pas penser à cette hypothèse, je me lève pour venir regarder mon reflet dans la fine couche de glace. Pathétique !
Mes prunelles me reflètent cette teinte brune aux aspect rougeâtres si étrange avant de se poser sur celle de Cassiopée, qui vient d'apparaître mystérieusement à ma droite. Son visage est toujours aussi fermé, mais ses yeux laissent tout de même pointer une lueur de tristesse. Elle murmure dans l'écho de la comble.
- Des pensées noires ?
- Ouais, je n'arrive pas à réfléchir calmement et appréhender la suite sans lui
- Il se réveillera, laisse lui le temps
- Mais ça fait déjà tant de lunes, comment peux-tu être certaine qu'il ouvrira les yeux ?
- Je le sais, la Lune me l'a dit
En disant ces mots, sa voix ce fit plus rauque et en disparaissant dans l'ombre aussi rapidement qu'elle est apparue, ses iris se glissent vers l'astre qui commence tranquillement son ascension dans le ciel crépusculaire. Je me tourne vers Kieran, admirant de nouveau son visage, je ne peux que murmurer, la Lune pour seul témoin.
- Alors je t'attends •
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• Embryon d'Alpha •
Short Story• La montagne, la forêt, à perte de vue... Courir, fuir, pour empêcher la mort de me le prendre.. Survivre, vivre pour voir de nouveau son regard.. Se libérer, s'envoler vers l'inconnu.. Rencontrer, adopter une nouvelle famille.. Découvrir, s'éveil...