♧ P R O L O G U E ♧

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Pensez-vous qu'une histoire ait besoin d'un prologue ? Ou bien peut-être que commencer directement par l'essentiel est plus intelligent.

J'aimerais me poser moins de questions, mais surtout, j'aimerais avoir la force et le temps de toutes les formuler. Parce que oui, la plupart de ceux qui pensent trop préféreraient arrêter ce flot continuel de mots, parfois trop sensés pour être compris. Mais les gens dans mon cas ne visent pas si haut, je ne peux pas me permettre de demander une telle chose. Si j'arrivais seulement à toutes les entendre lorsqu'elles se formulent dans ma tête, dans ce brouhaha incessant tant elles sont nombreuses, si je parvenais à pouvoir en écrire une sur le papier avant qu'une nouvelle ne se formule, alors je serais heureuse.

Je me contenterais d'être une personne "rare". Sauf que même parmi une population soi-disant "rare", je fais partie des gens inhabituels.

Est-ce que je vous ai perdu ?

Je ne me vante pas d'être "rare", ne croyez pas ça : ce sont mes parents qui utilisent ces mots pour me qualifier lorsque je me lamente sur mon sort.

Tout ce charabia fait partie de mon identité.

Parce que je ne parviens pas à expliquer un simple fait, parce que les idées tournent et s'emmêlent sans arrêt dans mon esprit, et ce avant même que je n'ai eu le temps d'enchaîner trois mots, je serais spéciale ?

Ça fait pitié, non ? Voilà ce qu'ils pensent tous, j'en suis presque certaine. Mais le problème dans cette presque-certitude, c'est que justement, je n'ai aucune preuve que ce soit réel. Je n'ai aucun moyen de savoir si les gens pensent vraiment ça de moi, ou si c'est seulement dans ma tête.

Parce qu'évidemment que si je le leur demande, ils me diront que je me trompe.

Or, l'être humain est né avec une compétence parfois bien utile, et parfois capable de torturer la plus innocente des personnes : le mensonge.

On s'attend ici à ce que je révèle quelque chose d'extraordinaire sur moi, que j'ai des super-pouvoirs, ou bien une maladie dont personne n'a jamais entendu parler. Mais ce n'est rien de tout ça.

Souvent, les prologues commencent avec un début mystérieux, ou bien le passé tragique d'un personnage s'apprêtant à vivre une aventure tortueuse.

Il faut bien un début à chaque histoire, me dirait ma mère.

Sauf que je ne me souviens pas du début de la mienne, comme tous les humains de la Terre.

Parce qu'on naît sous la forme d'un être petit et inachevé, et que notre mémoire est si défaillante qu'on ne se souvient même pas de notre premier souvenir.

Alors disons que c'est ici que commence mon histoire, lors d'un jour dont je n'ai aucun souvenir : ma naissance.

Je suppose que j'ai commencé par sortir du ventre de ma mère, puis j'ai poussé mon premier cri, et voilà que mes parents se retrouvaient avec une chose étrange, un extraterrestre parmi les enfants qu'il rencontrerait en grandissant.

Mais ils n'en savaient rien.

Et peut-être même qu'aujourd'hui non plus, ça ne change rien à leur vie. Parce que la seule à être embêtée dans cette histoire, c'est moi.

Dès mon entrée en maternelle, les adultes ont compris que je n'étais pas exactement comme tout le monde, pourtant, tout ce que je voulais, c'était justement être semblable à tous ces enfants dans la cour de récréation.

J'aurais dû rire comme les autres gamins lorsqu'ils touchaient un verre de terre mort du bout d'un bâton, plutôt que d'éclater en sanglots en pensant à la famille que celui-ci avait laissé derrière lui.

J'aurais dû être ravie lorsque la maîtresse était absente, au lieu de m'inquiéter de ce qu'il lui était arrivé.

Pendant que les autres enfants s'amusaient et hurlaient lors des sorties scolaires, je gardais mes petites mains dodues collées sur mes oreilles, parce que le bruit qu'ils faisaient était trop fort pour moi, et que l'anxiété de me retrouver dans un endroit inconnu torturait déjà l'intérieur de mon ventre.

Plutôt que d'être fatiguée après avoir passé une simple journée à l'école car le fait d'être en présence des gens m'exténuait, j'aurais dû aller jouer dans le jardin de mes voisins jusqu'à tard dans l'après-midi.

Mais ce que je regrette le plus, c'est que lorsque j'ai su mettre un nom sur cette chose qui ressemblait bien trop à une maladie à mes yeux, j'ai compris que je serai à jamais un extraterrestre, une fille bizarre qui est trop sensible, trop fragile, trop émotive.

Je suis hypersensible. Et mon QI est trop élevé pour que je sois considérée dans la moyenne.

Ces termes vous font peur ?

A moi aussi.

Hélas, ce n'est pas pour les mêmes raisons.

Tandis que vous croyez qu'un hypersensible n'est qu'une personne qui pleure sans arrêt, je me bats contre toutes ces pensées qui traversent cet esprit avec lequel je suis née, contre les sensations que je ressens bien plus intensément que la normale, ou à ces impressions qui se révèlent presque toujours justes : une sorte d'instinct presque infaillible.

Mais ce n'est pas tout, cependant je ne peux pas vous en révéler tant dans un simple prologue.

Comme l'a si bien dit Flaubert, "Je suis douée d'une sensibilité absurde. Ce qui érafle les autres me déchire".

C'est le moment où vous devez fuir, non pas parce que j'ai une vie abominable ou bien que des choses effrayantes vont survenir, mais parce que si vous avez poussé le moindre soupir en apprenant que j'étais hypersensible - parce que vous êtes exaspérés de tous ces gens qui pleurent pour un rien et qui ont des effusions de joie absolument insupportables - je préfère que vous sortiez immédiatement de ma tête. Refermez tout, allez-vous en, mais surtout, laissez-moi tranquille. J'ai suffisamment de haine pour moi-même, je n'ai pas besoin que d'autres m'en apportent plus.

The Sun-FlowerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant