L'ombre d'un doute

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Quand Lucie toqua tout doucement à la porte de sa chambre, Constance connaissait tout à fait la raison de sa venue. La chambre de sa petite sœur donnait sur la cour du château des Trois-Buttes, elle pouvait ainsi voir toutes les voitures qui arrivaient. Par ailleurs, Constance avait entendu un grand branle-bas de combat il y a cinq minutes. Les Mont-Frémont de Verseille avaient descendu les escaliers en marbre en poussant de grandes exclamations, et elle avait perçu les piaillements des jeunes enfants de sa tante Maïwenn venus s'attrouper dans le vestibule du rez-de-chaussée.

C'était typiquement le remue-ménage causé par l'arrivée d'un invité très attendu. Et l'invité très attendu du jour, et même de la semaine, c'était Arthur, qui devait se marier dans exactement deux jours. Le lendemain du début du conclave à Rome, cela n'avait aucun rapport mais puisqu'on ne parlait que de ça à table, cela avait marqué l'esprit de la jeune femme. Constance intima à sa petite sœur d'entrer. La petite Lucie, qui allait sur ses neuf ans, passa sa tête blonde dans l'encadrement de la porte :

« Arthur est arrivé, lança-t-elle de sa voix toute ténue.

– J'avais compris, répondit l'aînée en rangeant sa lecture du moment, les Pensées de Blaise Pascal. Tu l'as vu ?

– Non. J'attendais que tu viennes...

– Tu sais, tu aurais pu y aller sans moi. Aux dernières nouvelles, Arthur n'a jamais mordu personne. Si, peut-être Jean, quand ils étaient petits...J'arrive. »

Elle noua un bandeau bleu à rayures autour de ses cheveux bruns qu'elle avait relâchés pendant sa sieste, et descendit l'escalier en marbre, Lucie sur ses talons. Elles croisèrent Solange, les joues toutes rouges à force d'avoir remonté les quarante-huit marches en courant.

« Tu ne vas pas voir Arthur, Sol ?

– Je l'ai aperçu. De toute façon, il y a trop de monde...On se revoit pour le dîner !

– D'accord ! »

La jeune blonde détala vers la bibliothèque. Constance fronça les sourcils. Ce n'était pas le lieu de prédilection de Solange. En fait, elle n'y allait jamais, à moins d'y être contrainte par sa mère pour y faire ses devoirs de vacances. La bibliothèque plaisait davantage à Alexandra. La jeune femme avait été bien tentée de vérifier ce que son écervelée de cousine trafiquait entre les rayonnages de livres, mais elle brûlait surtout de retrouver son cousin préféré.

Enfin, cousin préféré...Cela faisait quinze jours que toute la maisonnée l'attendait pour son mariage, et quinze jours qu'il n'avait pas donné de nouvelles, ni à elle, ni à sa mère, ni même à sa fiancée qui avait passé ces deux semaines à se morfondre dans sa chambre à se demander si son futur époux n'était pas en plein rétropédalage devant l'engagement, s'il l'aimait toujours, s'il n'était pas mort ou disparu comme l'oncle Patrick, s'il n'était pas en train de la tromper allègrement voire même s'il n'avait pas été enlevé par des personnes en voulant à son argent. Constance, malgré son inimitié initiale pour Aline, avait passé une bonne partie de ses journées à tenir compagnie à la jeune femme pour la rassurer ou la consoler, tout en s'inquiétant aussi intensément pour Arthur. Et bien sûr, elle s'était surprise à imaginer bien malgré elle la possibilité que Pierre-Louis lui fasse un coup pareil, et en avait conclu qu'elle n'y aurait peut-être pas survécu psychologiquement. 



Les Mont-Frémont s'étaient rassemblés dans le salon du rez-de-chaussée. Constance dut se tailler un passage en jouant des coudes entre ses cousins, ses oncles et ses tantes afin de parvenir près de d'Arthur, mal rasé, assis près d'Aline, qui semblait hésiter entre la plus noire colère et le plus vif soulagement,  sur la méridienne en style Louis XVI. La tante Anne-Claire s'était déjà lancée dans une de ses tirades de mère affligée, en agitant les bras et faisant trembloter sa voix telle une tragédienne très impliquée dans son rôle :

De mes cendres je renais -- Tome IIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant