En douce

18 8 9
                                    

 24 août 1978

Je poussai la porte de la bibliothèque du château des Trois-Buttes. Solange s'engouffra dans la pièce derrière moi. Nous étions seules. Sans un bruit, elle plaça la grande échelle qui permettait d'atteindre les rayonnages les plus haut en face d'une boiserie bien précise. Je l'avais repérée au début des vacances, pour la première fois. D'une teinte différente, le panneau de bois jurait avec ses voisins. Peut-être que ce panneau avait été monté après. Et puis surtout, la sculpture sur bois représentait un oiseau que depuis deux ans je connaissais trop bien.

Un phénix, le même oiseau dont la statue trônait dans la cour de récréation de Sainte Catherine, et qui étrangement allait drôlement bien avec la devise de la famille de maman, "De mes cendres je renais". Depuis l'année dernière, les transferts de classe intempestifs s'étaient multipliés, Auguste en tête. Si ce n'étaient que des changements de classe pour des raisons disciplinaires ou d'emploi du temps, comme voulaient nous le faire croire l'administration...Mais l'administration n'était pas la seule à nous faire croire ces mensonges. Les élèves concernés jouaient aussi à ce jeu.

Nanthilde avait dû l'année dernière quitter la classe de cinquième six, pour rejoindre celle de cinquième une. Le prétexte ? Trop turbulente avec ses soeurs Brunehaut et Galswinthe, qui avaient été envoyées en cinquième deux. Pile quand elle commençait à bien s'entendre avec Emilie, la brune amatrice de romans policiers s'était mise à nous fréquenter de moins en moins, à oublier les fois où elle devait déjeuner avec nous, à nous ignorer quand nous la croisions. Idem pour Eléonore, partie elle aussi en cinquième deux, comme Violette transférée en cinquième quatre, ou encore Ombeline et plusieurs d'autres classes que je ne connaissais que de vue et de nom. Concernant Violette, malheureusement pour nous, changement de classe ne voulait pas dire changement de dortoir, donc nous avions conservé nos nuits animées avec la retransmission en direct des rêves étranges et bruyants de Violette. Une vraie plaie, sa voix parvenait à franchir la barrière des bouchons d'oreille que j'avais fait acheter à maman.

Solange glissa son Opinel dans sa poche et commença l'ascension de l'échelle. Même si j'étais la seule à avoir remarqué le défaut de construction de la bibliothèque, Solange n'avait pas une peur panique du vide comme moi. Je devais juste la guider d'en bas, et faire le guet.

« Tu penses qu'Arthur va quand même se marier avec Aline ? demanda Solange perchée sur son échelle.

– Pourquoi ne le ferait-il pas ? Il a eu du retard, c'est tout.

– Imagine, il a oublié la date de la cérémonie...»

Je pouffai. Depuis le début des vacances, nous faisions des paris sur ce qu'Arthur oublierait le jour de mariage. Impossible qu'il ne montre pas l'étendue de son étourderie un aussi grand jour. Et jusqu'ici, il donnait l'impression d'avoir carrément oublié la date de son union. Mais vu l'angoisse que montrait Aline à chaque petit-déjeuner où on lui annonçait que non, son fiancé n'était toujours pas revenu, je pensais que le retard d'Arthur était bien plus grave qu'un simple oubli.

Arthur et Aline Selzer, la terminale B qui n'avait pas arrêté de me coller au camp aumônerie en sixième se mariaient dans deux jours. En effet, l'heureux élu devait partir dès septembre à Milan, pour son voyage d'études. Sciences Po imposait que la troisème année se fasse dans un établissement étranger, alors qu'Aline devrait rester à Paris continuer sa deuxième année d'études dans la même école. Cette fin de mois d'août était le créneau idéal pour eux pour se marier, d'autant plus qu'après son année à l'étranger, Arthur devrait effectuer son service militaire (Jean aimait bien dire à qui voulait bien l'entendre que son frère aîné se ferait sans doute réformer à cause de sa myopie). Sauf qu'Arthur était attendu depuis quinze jours aux Trois-Buttes, dans une ambiance électrique qui plus est puisque le pape Paul VI était mort au début du mois et que le conclave pour élire un nouveau pape aurait lieu demain. Le dernier avait eu lieu en 1963, ce qui fait que parmi tous les petits-enfants, aucun n'était né ou assez grand pour s'en souvenir, et les conversations à table que ce soit chez les petits dans cuisine ou chez les grands dans la salle à manger tournaient principalement autour de deux sujets : le futur pape, et le retard de plus en plus inquiétant d'Arthur.

De mes cendres je renais -- Tome IIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant