6 octobre 1978
Giorgio Lopes gara la fourgonnette devant la porte du château de mes grands-parents. J'en sortis en hâte. Bien que le trajet de la gare de Saint-Marcellin jusqu'aux Trois-Buttes soit plutôt bref, tenir assise sur une banquette à côté d'une demi-douzaine de cousins le faisait vraiment paraître très long.
Solange, Stanislas et Alexis partirent en courant vers une cabane de jardin au fond du parc qu'ils avaient érigée comme leur propre repaire, puisque les cousins les plus âgés avaient déjà annexé pour eux le pavillon de chasse, qui se tenait derrière la butte du chêne. Je ne me rendais que très rarement dans le cabanon, en fait un vague amas de planches et de branches appuyé contre un arbre, qui ne semblait tenir debout que par la bonne volonté du Saint-Esprit. Officiellement, je trouvais qu'il y avait trop peu de place, officieusement, j'avais encore enfoui au fond de mes tripes le traumatisme d'une énorme araignée qui avait jugé bon de visiter la zone entre la peau de ma nuque et le col de mon chemisier en même temps que je visitais la cabane des jumeaux avec Solange, trois ou quatre ans auparavant.
Je me rendis dans la buanderie qui jouxtait la cuisine, et mis mon linge sale et celui de Solange dans le vénérable lave-linge. Ma grand-mère avait fait des pieds et des mains auprès de mon grand-père pour faire cet achat il y a quelques décennies, refusant de se rougir les mains à laver le linge à mains nues comme on le faisait au début du siècle. Bon-Papa avait depuis de temps toujours refusé d'acheter un autre appareil, même si une lessive sur trois ressortait de l'antiquité très mal rincée. Il était peu enclin à dépenser son argent, vivant toujours dans une logique de stricte économie, ce qui occasionnait souvent des scènes de ménage mémorables avec ma grand-mère. Maman me racontait parfois son enfance dans ce grand château mal chauffé, où elle devait, pour faire des économies de chauffage, partager sa chambre avec ses frères et sœur en hiver malgré le nombre considérable de pièces dans la demeure.
Dans la cuisine, je saluai Marta, et lui proposai mon aide pour la cuisine. Je tordis la bouche de dégoût devant le pot à déchets remplis d'arêtes et de viscères de poissons variés. La vieille chatte Sardine lorgnait ce dépotoir les yeux luisants de désir. Elle n'osait pourtant effleurer l'objet de ses convoitises du bout même de ses moustaches, trop craintive de se prendre un coup du plat de la spatule de la part de la maîtresse des lieux.
« Vous êtes sûre de vouloir m'aider, mademoiselle ? Je pensais que vous n'aimiez pas tout ce qui venait de la mer...
– Sauf le saumon fumé et les huîtres.
– Votre grand-père dirait que vous avez des goûts de luxe.
– Et il aurait raison. Est-ce que je peux vous aider dans la préparation du dessert ? »
Elle me rappela que depuis deux semaines, elle écoulait les pommes du verger de toutes les manières possibles. J'avais oublié ce rituel annuel. La première semaine, la cuisinière faisait des efforts de recherche avec moultes tartes aux pommes, crêpes au pommes caramélisées, soufflés à la pomme, gâteaux aux pommes, et son imagination se fatiguait au bout d'une quinzaine de jours, et elle se tournait vers la solution de facilité. La compote. Plus de la moitié de la récolte de pommes du verger finissait en compote, et le mois d'octobre aux Trois-Buttes rimait avec cinquante manières d'accomoder la compote de pommes. On variait les biscuits secs qui accompagnait, du spéculoos au petit-beurre nantais, et souvent le dimanche, Marta vidait une gousse de vanille pour rehausser le goût. Elle faisait parfois des chaussons aux pommes quand le curé de Saint-Martin était invité par ma grand-mère à déjeuner au château pour organiser les nombreuses messes qu'elle planifiait pour le repos des âmes des ancêtres de la famille. Le grand-oncle André, qui avait été déporté, était mort le vingt octobre dans son camp de concentration et la messe de commémoration rassemblait les Mont-Frémont et une bonne partie du village, assez ironique quand on songeait qu'elles étaient célébrées pour un communiste anticlérical impénitent.

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De mes cendres je renais -- Tome II
Paranormal!!! Ceci est un tome 2 !!! Tome 1 sur mon profil Combien de secrets sur votre identité votre famille vous cache-t-elle ? Deux cousins sur le point de se marier, une troisième rentrée des classes au collège Sainte Catherine...